Nous étions plus de trois mille sous terre, et moins de deux cents rescapés sont sortis de la navette. Adèle avait sans doute vu juste : la deuxième n'est jamais arrivée. Le Général Lee a ordonné que nous quittions les lieux rapidement, car les selcyns pourraient remonter jusqu'à nous. Et tout le monde s'est mis en route derrière lui, pauvres moutons terrorisés que nous sommes. Je ne suis pas la seule à être choquée par la fuite de notre chef militaire, un comportement qui en dit long sur sa lâcheté, et les murmures indignés se mêlent aux pleurs et cris de désespoir. Tout le monde a laissé quelqu'un à Faraday-4. Je serre le bras de Mei qui, elle-même, ne lâche pas la main d'Adèle. La grande rousse regarde partout, l'air plus intéressé par son environnement que mortifié par l'attaque que nous venons d'essuyer. Elle porte en elle quelque chose d'atypique, je ne saurai pas mettre le doigt dessus, mais quand je la vois, je me dis qu'elle est différente.
Mon esprit dévie sans cesse vers mon patient/prisonnier/cobaye. Je ne sais plus. Ses incroyables capacités de régénération me laissent optimiste quant à sa totale guérison, mais je n'imagine même pas à quel point il doit nous haïr, nous les humains qui l'avons fait tant souffrir. Moi, peut-être plus que toute autre personne. Ce n'est pas ce que je voulais, mais je ne vois pas comment il pourrait en être autrement. Je laisse échapper un long soupir. Mei se trompe sur son origine et me dépose un rapide bisou sur la joue.
— Allons, ma poule, ils vont s'en sortir ! Saïd est hyper dégourdi, et Gatien... bah il est avec Saïd !
— Je me demande comment les aliens ont pu nous retrouver, marmonne Adèle.
Je ne peux retenir une grimace à l'évocation du mot alien. Bizarre. Jusque-là, ce terme ne me dérangeait pas, mais à présent, il m'écœure.
— Lily, est-ce que ça a un rapport avec ta mission ? demande Mei en fixant ses pieds. Si c'est le cas, je crois que nous devons savoir. Nous sommes en danger à l'extérieur, et Faraday-4 ne sera plus jamais un endroit fiable.
— J'imagine que Lee va en parler...
— Ce n'est pas Lee que j'interroge, c'est toi. Je n'ai aucune confiance en ce type qui a abandonné ses hommes.
J'hésite. Lee pourrait-il mettre en pratique ses menaces d'exécution à présent ? J'en suis presque certaine, mais après ce que nous venons de vivre, je dois la vérité à ma brune préférée.
— Il a ramené un selcyn sur la base, chuchoté-je. J'étais chargée d'aider Chen à l'étudier. Ordre de Muzhi, le général de Faraday-1 à Pékin.
— Pas possible ! lâchent en cœur les deux femmes.
— Il n'avait pas de traceur quand je l'ai examiné, enfin, rien que nos appareils n'ont pu détecter. J'ai procédé à une série de tests sur lui. C'était... Si vous saviez ce qu'ils lui ont fait.
— Comment ça ?
— Ils lui ont tiré dessus, l'ont brûlé sur une grande partie du corps, l'ont frappé, électrifié avec cinq tasers et je ne vous parle même pas des doses hallucinantes de sédatifs qu'ils lui ont injectées.
— En même temps, ils sont super résistants, ces enfoirés ! s'exclame Adèle. Mieux vaut en faire trop que pas assez ! Quelle idée d'en ramener un sur place. C'était évident que ça se terminerait mal. Officiellement, on est la troisième base à tomber, après Faraday-12 et le silence radio de Faraday-35. Jamais deux sans trois, mais....
Je lâche Mei et accélère le pas. Les propos d'Adèle m'irritent au plus haut point. Pourtant, je sais qu'elle a raison : nos ennemis sont dangereux et plus forts que nous. Mais jamais je ne cautionnerai que des êtres vivants dotés a priori d'intelligence s'infligent ce genre d'horreurs ! Et même si les selcyns ont attaqué en premier, je ne pense pas qu'une escalade de violence soit nécessaire. Mon patient ne méritait sûrement pas un traitement si effroyable.
— Qu'est-ce que tu as ? me demande Mei en me rattrapant.
— Fais taire Adèle.
— Hein ?
Mon amie se place face à moi, m'obligeant à stopper. Elle fait signe à Adèle de continuer sa route et plonge son regard noir sur moi.
— Quoi ! m'énervé-je.
— C'est quoi cette tête de harpie ?
— Fous-moi la paix, je n'ai pas dormi depuis plus de vingt heures et on vient de perdre notre chez nous sécurisé ! Mes deux mecs sont au milieu d'un combat perdu d'avance et je viens de passer une semaine à torturer une personne qui, aux yeux de tous, le mérite largement.
— La torture, ce n'est pas cool, mais c'est un peu comme un rat de laboratoire, non ?
— La ferme ! Si c'est pour dire des horreurs, fiche-moi la paix.
Mei arque les sourcils, dubitative. Je la pousse et continue ma route. Elle me suit, silencieuse. Je n'ai pas l'habitude de lui parler sur ce ton, du moins pas en étant sérieuse. Mais je suis sur les nerfs, épuisée, effrayée et ma conscience a décidé de venir me tourmenter.
Nous marchons en plein cœur du cadavre d'Hanoï. La ville fortifiée n'est pas loin, à une heure de notre position actuelle d'après mes estimations. En six ans, la végétation a repris lentement mais sûrement ses droits sur les villes déchues et vidées de leurs habitants. Le Grand Chaos a fait énormément de morts. Privées d'électricité du jour au lendemain, toutes les sociétés se sont effondrées les unes après les autres. Les premières victimes furent les personnes qui se trouvaient dans un véhicule. Entre crash, accidents et impossibilité d'actionner les ouvertures pour se sortir des habitacles, certains ont souffert d'une longue agonie. Toutes les personnes hospitalisées dans un état grave, celles bénéficiant d'organes bioniques ou de micro-implants se sont éteintes tout aussi douloureusement. Les scènes de panique ont suivi peu de temps après, rapidement remplacées par l'émergence des instincts les plus sombres de l'être humain. L'accès à de la nourriture ou de l'eau potable est devenu un motif de meurtre, les viols et les vengeances personnelles quotidiens... les forces de l'ordre, constituées à quatre-vingts pour cent de drones ou d'IAM devenues inutilisables, n'ont pas pu faire face. Finalement, au fil des mois, ce sont la famine, les épidémies et la folie, meurtrière ou suicidaire, qui se sont chargées de réduire la population humaine. À bien y réfléchir, les envahisseurs n'ont pas eu grand-chose à faire, nous nous sommes débrouillés pour être les acteurs de notre propre perte.
Les villes ont été délaissées par le plus grand nombre de survivants au profit des campagnes où la nature a davantage à offrir. En six ans, j'ai vu Chongqing, puis Hanoï, passer du statut de mégalopoles dynamiques à celui de villes fantômes. Les routes sont à présent fendues de toute part et partiellement recouvertes d'herbes, les vitres des immeubles sont quasiment toutes brisées, les rails des taxis aériens sont devenus les tuteurs démesurés de plantes grimpantes. Des papiers s'envolent constamment des buildings éventrés, et des cadavres d'hovercars ou de trams ajoutent une touche glauque indéniable à ce décor apocalyptique.
Je regarde les autres rescapés. Je suis à peu près certaine que tous sont déjà partis en mission plusieurs fois à Hanoï. Chen doit-être le seul que je n'ai jamais vu quitter la base, mais il n'est pas là. Le ciel s'assombrit, marquant la fin de l'après-midi. J'ai sommeil. Mon pas devient traînant quand, enfin, je l'aperçois : le rempart de la nouvelle ville, bricolé avec des matériaux divers et variés de récup'. Lee est en train de discuter avec les veilleurs. J'imagine qu'ils sont déjà au courant de notre venue.
Vivre près d'une base Faraday a de gros avantages. La plupart des zones habitées sont organisées à l'ancienne : sans technologie. Chasse, cueillette et système D, comme mes premières années à Yubei. Hanoï est différente. Sa proximité avec Faraday-4 et ses mécanos, et donc d'une centrale partiellement protégée des IEM fut un véritable atout. En quelques mois, les meilleurs représentants du génie mécanique ont remis en marche la partie non cramée de la centrale, permettant au camp en construction de bénéficier d'une partie du courant (l'autre étant pour la base). Cet accès à la modernité reste très limité, mais le camp d'Hanoï possède deux ou trois écrans en fonctionnement, les chefs ont également des montres holographiques pour communiquer avec Lee, ainsi qu'avec les deux camps les plus proches, et des émetteurs-récepteurs pour les messages plus lointains. Des IAM de sécurité ont également pu être réparées ainsi que des tourelles antiaériennes, mais aussi des laveries automatiques et douches communes. L'hygiène comme rempart aux épidémies. Un trésor inestimable.
La porte coulisse lentement et nous nous engouffrons derrière cette faible protection. Mei salue les veilleurs en souriant, et nous arrivons rapidement au niveau de la porcherie. Il s'agit d'un ancien hôtel reconverti. L'odeur immonde et les grognements de ces bestiaux ont le mérite de me redonner la motivation d'accélérer. Plus loin, une succession de serres côtoient les immeubles en verre et en béton. Les habitants se regroupent sur les trottoirs pour assister à notre arrivée. La plupart des visages sont compatissants. Après tout, Faraday-4 a beaucoup œuvré dans la construction de leur camp. Mais je ne peux pas m'empêcher de remarquer quelques regards dédaigneux.
— Ils vont les ramener ici ! fait une voix sur ma droite.
— Il faut les planquer, si les aliens les trouvent..., rajoute une autre un peu plus loin.
Nous sommes très vite conduits dans un bâtiment en verre de trois étages dont l'enseigne autrefois lumineuse a partiellement disparu. Je reconnais l'endroit, il s'agit de leur « hôpital ». J'y ai effectué plusieurs missions de formation et reconnais même deux ou trois têtes. On nous demande de nous rendre au troisième et dernier étage et de nous installer. J'imagine des chambres, je trouve des bureaux. Une partie open-space et deux couloirs de cabinets individuels. Les tapisseries se décollent et le parquet plastifié est abîmé. Cet étage était manifestement à l'abandon. Mei me conduit dans une petite salle libre. Un grand miroir légèrement fissuré est accroché à l'arrière de la porte. Je me reconnais à peine : mes cheveux détachés sont à présent tout emmêlés, mes grands yeux bleus sont assortis à la couleur des veines qui les cernes et mon mascara a coulé. Mon teint est pâle malgré la longue marche que je viens d'achever. Mon débardeur blanc est taché, tout comme mon pantalon gris. Ma ceinture noire est détachée et pend négligemment à ma taille. Je ressemble à un zombie. Dépitée et à bout, je repère un fauteuil et m'y endors en quelques minutes.
— Lily ! chuchote une voix connue. Lily, réveille-toi !
— Hummm !
— Allez, tu viens de faire le tour du cadran !
J'ouvre les yeux à contrecœur et étire mon corps courbaturé. Mais qu'est-ce que je fais sur un fauteuil ? Ah oui, nous sommes à Hanoï. Je me redresse péniblement et me retrouve face à ma meilleure amie ainsi qu'Adèle. Quatre autres personnes que je ne connais que très vaguement se tiennent debout, juste derrière les deux femmes.
— Lily, tu dois nous dire pour le selcyn que tu as étudié.
— Hein ? De quoi tu parles ? demandé-je en masquant mon affolement.
— Les choses ont changé, on se retrouve à ciel ouvert et Lee n'a visiblement pas l'intention de nous informer sur les causes de cette attaque.
— Et tu cherches quoi, Mei ? À mettre les gens en colère en colportant de fausses informations, à créer un mouvement de révolte ? Des tensions ? On n'est pas suffisamment affaiblis comme ça selon toi ?
— OK, t'es définitivement pas du matin !
Furieuse, je saisis mon amie et l'entraîne hors de ce bureau. Dans le couloir, nous ne sommes pas plus tranquilles. Trois personnes dorment contre le mur, au milieu d'allées et venues incessantes. L'open-space est surchargé d'individus hagards. Je décide donc de prendre la direction du deuxième étage pour finalement m'immobiliser dans la cage d'escalier.
— Purée de chiotte, Mei ! Pourquoi tu as fait ça ! Tu veux me faire tuer ?
— Les gens ont le droit de savoir les raisons de cette attaque et... c'est vraiment vraiment vrai ? il t'a vraiment menacé de mort ?
— Oui.
— Lee est un monstre. Je... oh mince, je suis désolée, Lily.
— Il n'a vraiment rien dit ? demandé-je en serrant les dents.
— Si, il nous a convoqués tôt ce matin, je n'ai pas osé te réveiller. Il nous a annoncé que des missions de sauvetage pour chercher du matériel et des rescapés sur la base se mettraient en place dès demain soir. Il a aussi dit que Faraday-5 à Jakarta avait été prévenu et que certains d'entre nous pourraient y être mutés. Uniquement du personnel essentiel. Les autres seront escortés sur le camp de leur choix. Il a placé quelques propos racistes pour agrémenter son discours, comme d'habitude. Les bases d'Afrique Réunifiée possèderaient des armes puissantes qui nous auraient permis de nous défendre au lieu de fuir, bla bla bla, mais ces babouins ne veulent pas partager, ils se gardent tout pour eux, etcétéra.... Enfin, la rengaine habituelle. Pourtant, entre Saïd et Gatien, tu t'y connais bien plus que lui sur les gros équipements africains !
— Mei ! m'exclamé-je, interloquée.
— Désolée, dit-elle sans le penser le moins du monde. Bref, il n'a rien dit sur ta mission.
— Tu m'étonnes.
— Je te présente mes excuses, j'aurais dû te consulter avant d'en parler.
— Carrément !
— Je ne pensais pas que Lee t'avait sérieusement menacée.
— Malheureusement, si.
— Tu devais avoir envie de le tuer, ce fichu alien !
— J'aurais volontiers mis fin à ses souffrances tant ses blessures étaient graves en arrivant. Mais en six jours, il a beaucoup récupéré. Je pense qu'il peut s'en sortir.
— À t'entendre, on croirait que c'est ce que tu veux...
— Je suis médecin, je soigne les gens !
— Uniquement les humains ! s'indigne Mei.
— Ce n'est pas précisé dans le serment d'Hippocrate. Quoi qu'il en soit, son corps est humain.
— Tu réalises que tu parles de l'ennemi, Lily ? Celui qui a détruit nos vies.
— Je parle d'un être vivant torturé presque à mort. Un individu que j'ai dû malmener sous la contrainte. Je suis témoin et participante involontaire d'un acte ignoble, je te jure que ça me colle la gerbe ! La mort, la douleur, c'est sur les champs de bataille, pas dans des labos !
— Je vois, tu es trop sensible, ma Lily. Tu n'as vu qu'un corps qui n'appartient même pas à l'individu que tu as étudié. N'oublie pas ce que ces aliens ont fait, l'horreur de leur invasion.
— Ils ont balancé des IEM pour nous empêcher de les repousser, OK. Mais ils ne s'attaquent qu'aux militaires, enfin, la plupart du temps, soufflé-je, un peu perdue dans mes émotions.
— Ah, il y a ça aussi, répond Mei. Lee en a parlé. Des agressions ciblées sur des civils auraient été enregistrées par Faraday-11 non loin de Moscou, d'après le général.
— Lee prépare le terrain pour se dédouaner en cas d'attaque sur Hanoï !
— Il a dit que des femmes avaient été enlevées.
— C'est quoi encore ces inepties ! m'énervé-je.
— Ils en auraient embarqué une vingtaine pour finalement les libérer trois jours plus tard. Mais les malheureuses seraient revenues totalement amnésiques concernant ce qu'elles ont subi.
— Je n'y crois pas une seule seconde.
— Lily, il n'y a que des hommes chez les aliens, de ce qu'on en sait. Je te laisse imaginer ce qu'ils ont fait avec ces pauvres femmes. Leurs nouveaux corps d'humains ont commencé à les gratter, si tu vois ce que je veux dire.
— D'abord, cette information est à prendre au conditionnel. Lee est loin d'être quelqu'un de fiable. Ensuite, pourquoi les avoir toutes libérées après trois jours s'ils les avaient embarquées pour des préoccupations d'ordre sexuel. Enfin, je ne pense pas que les selcyns puissent ressentir le moindre désir pour des humaines.
— Tu n'en sais rien.
— Je l'espère, j'espère surtout que cette histoire est bidon. Maintenant, arrête de parler de ma mission secrète, tu vas m'attirer des ennuis. Invente une histoire, dis que tu m'as mal comprise. Moi, je vais me porter volontaire pour retourner sur la base. Un médecin ne sera pas de trop !
— Tu es étrange, Lily. Je crois que cette mission t'a vraiment secouée. Tu devrais t'accorder du repos.
— J'ai besoin de faire ce pour quoi j'ai quitté ma famille : aider les autres.
Ma famille... mes parents qui se sont sacrifiés pour m'offrir un bel avenir. Mes souvenirs s'estompent, je ne me rappelle même plus le son de leurs voix... J'évite le plus souvent de penser à eux, mais quand ça arrive, c'est rarement bon signe.