La matinée déroula ses heures plus rapidement que Lupita ne l'aurait cru au premier abord. Elle avait commencé par être sur ses gardes, cherchant à savoir si on la regardait de travers ou si ça chuchotait dans son dos. Mais rien de ce genre n'arriva. Les bavardages étaient anodins et plus ou moins les mêmes que la semaine précédente.
Ryker était reparti avec son deck, qui n'avait aucune anomalie soit dit en passant, et Lupita avait travaillé sur les demandes faites par les autres pôles. Depuis que le nouveau patron était arrivé, les attaques massives dont la société avait été la cible, s'atténuèrent. Il y avait bien encore quelques tentatives, mais rien d'aussi pénible à gérer que précédemment. Lupita s'amusait quand même beaucoup, et cela contribuait à ne pas voir le temps passer.
Klaus, quant à lui, était revenu triomphant du bureau du directeur. Il avait découvert comment Deimos avait contourné leur défense et, convaincu que quelqu'un l'avait aidé à mettre en place son discret petit système de pompage d'informations, il observait désormais tous ses collaborateurs avec un regard suspicieux. Sauf Lupita.
La jeune femme demeurait sa meilleure et unique alliée. Elle était la seule qu'il laissait approcher de son propre PC. Ce qui provoqua des scènes étranges dans l'après-midi.
— Lupita, tu peux donner ça à Klaus, stp ? demanda Iris en faisant rouler sa chaise jusqu'au bureau de l'intéressée pour y déposer un dossier papier.
— Pourquoi tu ne lui donnes pas toi-même ?
—J'aimerais bien, mais je ne sais pas ce qu'il a aujourd'hui, pas moyen d'approcher à moins de deux mètres de son bureau, répliqua la brunette avec une grimace... Tu crois que les mecs ont des périodes d'irritation chroniques comme nous ? Parce que s'il n'était pas si barbu et colossal, je dirais bien qu'il a ses règles, murmura Iris sur le ton de la connivence en décochant un sourire moqueur à sa collègue.
—J'y vais, se contenta de dire Lupita en souriant. J'ai appris un truc ce week-end. Les mecs, c'est con, et les nanas, c'est idiot. C'est cadeau, finit-elle en frappant le dossier sur le dessus de la tête d'Iris qui éclata de rire.
— Et tu ne l'as compris que ce week-end ? lança-t-elle en réintégrant sa place à coup de roulettes. Va falloir que tu me racontes !
Iris plaisait à Lupita pour sa légèreté et sa capacité à rigoler de tout. Par contre, elle détestait sa façon de bosser. Ses lignes de code était un vrai bordel, difficile à déchiffrer.
— Klaus, va falloir que tu trouves la taupe rapidement, sinon les autres vont finir par gueuler, murmura Lupita en déposant le dossier sur le bureau du colosse.
— Je sais, mais c'est plus difficile qu'il n'y paraît. Ça ne ressemble pas au travail de l'un d'entre nous.
— Il a peut-être fait appel à quelqu'un d'extérieur à notre pôle ?
— Il n'y a pas eu de nouvelles recrues ces derniers mois, dans l'entreprise. À part toi...
— Tu sais que ça n'est pas moi. Sincèrement, je n'aurais jamais pu laisser un truc dans cet état, dit-elle en désignant les lignes de code qui s'affichaient sur l'un des écrans de Klaus.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Regarde ça ! C'est pourri ! Il y a moyen de faire plus simple, non ? Et cette partie, là... on dirait que ça a été écrit par un ado qui tâtonne dans son garage avec des manuels périmés pris à la bibliothèque du coin.
— T'as raison, c'est pas pro.
— Il y a forcément eu une autre entrée que moi. Il faut remonter plus loin dans le temps. Yannopoulos a peut-être placé ses pions bien avant le départ de l'ancien directeur. Genre, au cas où...
— Les archives des dossiers RH sont en circuit fermé. Je n'ai accès qu'à l'année en cours. Il faut aller travailler sur leur poste, tu peux t'en occuper ?
La demande était étonnante venant de Klaus puisqu'il aimait maîtriser l'ensemble des informations quand il se mettait en chasse, mais Lupita n'en fit pas grand cas. Klaus pouvait être très étrange quand il le voulait.
— OK, je demande une autorisation à Vivier et j'y vais.
— Moi, je vais continuer à visionner les vidéosurveillances de ces derniers jours. Il y a forcément quelque chose que je n'ai pas vu...
***
Lupita avait été autorisée à accéder au fichier du personnel, sous l'œil vigilant de la secrétaire principale du service, qui n'appréciait que moyennement les recherches de la jeune femme. Malheureusement, le visage poupin, et le corps tout en douces rondeurs de Mlle Mercier, 35 ans, nuisait énormément à son autorité. Sans vouloir la rabaisser, Lupita l'imaginait faire, sur son temps libre, des pâtisseries aussi roses et pimpantes que son gilet en mohair. Elle avait donc dû mal à prendre au sérieux le froncement de ses sourcils à l'arrondie charmant, et le pincement de ses jolies lèvres colorée d'un vieux rose parfait.
— Vous savez, je ne fouine pas. Je cherche des liens, se surprit à dire Lupita.
Avait-elle envie de s'en faire une alliée ? Et si c'était elle la taupe ? Non ! Impossible ! Mlle Mercier n'avait pas le profil ! Klaus, ou même Aïko, lui aurait dit que justement... dans les polars anglais, on ne soupçonnait jamais assez la petite mémé au cheveux blancs, qui vous offrait avec un sourire radieux, des cookies fourrés champignons vénéneux... Alors la secrétaire mignonnette à souhait pouvait bien dissimuler de sombres secrets...
— Des liens entre quoi et quoi ?
— Entre qui et qui, plutôt, répondit Lupita chassant ses soupçons qu'elle trouvait saugrenus. Je cherche dans les derniers recrutements sur les deux ou trois dernières années.... Mais...
— Mais vous ne savez pas faire... Attendez, dit Mlle Mercier en se levant pour se placer près de Lupita.
La jeune femme remarqua que son parfum était un mélange étrange entre deux odeurs aussi familières l'une que l'autre, mais sur lesquelles elle ne mettait pas le doigt... Elle observa la secrétaire chercher avec habilité dans la base de données, jusqu'à ce qu'une liste d'une vingtaine de noms apparaissent sur l'écran.
— Ça, ce sont les recrutements des cinq dernières années.
— Finalement, il n'y en a pas tant que ça.
— Oui et non. Il y en a très peu qui sont en remplacement d'un départ. Ce qui veut dire que ce sont quand même, pour la majorité, des créations de poste.
— Ah, oui, quand même. Est-ce que l'on peut savoir si certains ont été recommandés ?
— Oui. Il suffit de sélectionner les dossiers avec pièces jointes. Plus que dix, dont trois au service de sécurité, et deux à l'entretien du bâtiment.
— Je vais regarder les pièces jointes. Merci Mlle Mercier. Juste entre nous. Vous portez quoi comme parfum ? Je connais, mais je n'arrive pas à mettre un nom dessus.
La secrétaire se mit à rosir joliment. Elle bafouilla un « Reine de Saba » avant de rejoindre son bureau.
— Ça sent super bon, en tout cas, ajouta Lupita en se plongeant dans la lecture de son écran, tout en cherchant dans sa tête où elle avait pu sentir ce parfum auparavant.
C'est alors qu'elle vit surgir Klaus. Il se tenait sur le seuil du bureau comme s'il avait attendu une autorisation pour pénétrer dans un sanctuaire. Même air contrit et regard suppliant. Ça, c'était particulièrement inhabituel.
Lupita lui proposa de venir la rejoindre, mais il déclina l'invitation en jetant un bref regard vers la secrétaire qui, elle, faisait mine d'être hyper concentrée sur son travail. Les yeux de Lupita allèrent de l'un à l'autre une seconde, puis elle se souvint où elle avait senti le parfum de Mlle Mercier. Le matin où Klaus lui avait sauté dessus en arrivant au boulot pour lui parler de sa contrariété à n'avoir pas été appelé par le patron le dimanche précédent. Nom de nom ! Klaus embaumait discrètement ce parfum ! Et la seconde odeur sur Mlle Mercier, ce matin même, était celle du gel douche de Klaus, que Lupita avait remarqué parce qu'il contenait une note de vanille étonnamment douce !
Klaus et Mlle Mercier ! Alors là, elle n'y aurait jamais pensé ! Elle ne l'aurait même jamais imaginé ! Pire, elle aurait nié, si jamais on lui en avait parlé sans voir ce qu'elle venait de voir ! Lupita sourit en voyant Klaus tourner les talons après qu'il lui ait dit de rapporter, le plus tôt possible, les infos qu'elle trouverait intéressantes. « Alors comme ça, notre charmante Mlle Mercier aimait les colosse taiseux. Et ce dernier appréciait les petite choses rose bonbon. », pensa Lupita en rigolant intérieurement. Et dans un élan qu'elle n'expliquait pas puisqu'elle n'était vraiment l'amie d'aucun des deux, elle fut heureuse pour eux.