Je cours dans toutes les rues du quartier sans m'arrêter depuis de longues minutes. Je ne parviens pas à mettre le frein. Il faut absolument que je trouve un moyen de me défaire de son emprise.
Hier, encore, je me suis comporté comme un véritable idiot. Elle marchait tranquillement sur le trottoir d'en face quand je l'ai aperçue. Et le dadais que je suis n'a pas vu le poteau qui se trouvait sur son chemin. Je me le suis pris en pleine face. Mais c'était uniquement de sa faute. Il devrait être interdit de se promener ainsi, elle était irrésistible.
Elle était habillée de la tête aux pieds d'une combinaison en jean fluide qui lui allait à ravir, avec sa choucroute habituelle sur le haut du crâne. Décidément, j'ai l'impression qu'elle est allée à la même école que ma sœur.
Parlons-en de Joana ! Depuis l'arrivée de cette bombe atomique, je ne fais plus de cauchemar la concernant et ne me réveille plus en plein milieu de mon sommeil tout en sueur. Non ! Du moins plus pour les mêmes raisons.
A présent, c'est le petit minois de ma voisine qui me hante. Le terme exact serait qu'elle m'obsède. Car je ne parviens plus à me débarrasser de cette sensation inexplicable dès que je pense à elle. C'est flippant ! Et quand je décide de penser à ma défunte frangine, elle est immédiatement refoulée par l'image incessante de cette belle demoiselle. Je n'en peux plus !
Je stoppe ma course effrénée. Le lieu qui se trouve face à moi est sorti de nulle part. Comment suis-je arrivée sur l'esplanade de la Santa Justa ? A la vision de cet endroit, je ne peux refouler une larme de couler. Cela fait un bail que je ne suis pas monté ici. D'ailleurs, je ne sais pas pourquoi mes pieds m'ont conduit jusque là.
Je me rappelle très bien la dernière fois où j'ai admiré ce magnifique panorama de Lisbonne, j'étais sens dessus dessous. Je ne comprenais pas un mot de ce qu'elle me disait. J'étais complètement absent. Je pensais qu'elle blaguait, qu'elle ne pouvait pas être sérieuse. Elle souriait. Personne n'aurait pu imaginé qu'elle vivait ces dernières heures parmi nous. J'étais en état de choc. Je suffoquais. Je me souviens. Son rire me faisait froid dans le dos. Je ne saisissais pas l'importance de cet instant. Je me suis senti piteux, minable, détruit à tout jamais. J'aurais dû l'écouter jusqu'au bout. Mais j'en étais incapable.
— Arrête de faire le pitre, et écoute moi ! insiste Joana, alors que je tente de la dissuader d'avoir ce genre de conversation avec moi.
Je n'ai pas envie de parler de la mort. Elle nous rattrape bien plus vite que l'on espère. On doit simplement vivre, sans se soucier de quoi sera fait demain. Telle est ma devise !
— Fabio ! Sois un peu sérieux pour une fois !
Pourquoi j'ai accepté de la suivre jusqu'ici ? A chaque fois que nous venons ensemble sur cette esplanade, c'est pour pleurer. Hors, aujourd'hui, je n'en ai pas envie. Pas que les autres fois, j'en ai eu le désir. C'est simplement, que notre destinée nous demande de temps à autre de faire face à des difficultés.
Alors que la vie nous sourit enfin, on se remet tout doucement du décès de notre père, la boutique fonctionne à merveille, et nous sommes tous les deux fiancés à des personnes géniales, elle voudrait envoyer tout paître, car elle sent qu'elle ne peut pas mettre inévitablement tout ça derrière elle. Son obstination à vouloir tout contrôler me dépasse.
Elle va bien. Je vais bien. Maman va bien. Et nos partenaires aussi. Alors pourquoi se précipiter dans ce genre de conversation qui n'a pas lieu d'être ? J'aimerais plutôt penser à notre avenir qui s'annonce prometteur, qu'à notre mort qui n'est pas prévu dans l'immédiat. J'ai l'appétence de croire que nous allons vieillir tous les deux comme chien et chat jusqu'à épuisement de notre cœur.
— Fabio ? Si la fatalité m'emporte avant toi, je veux que tu saches que je ne t'en voudrais pas de continuer à vivre pleinement, au contraire.
— Qu'est-ce que tu racontes ? Pourquoi me parles tu de ça, maintenant ? Je sais que la mort de papa t'a chamboulé. Je suis dans le même cas. Mais ce n'est pas pour cela qu'il faut arrêter de poursuivre ses rêves et d'avancer. Il a été très clair là-dessus. Il ne veut pas qu'on s'apitoie sur notre sort.
Je ne sais pas où elle veut en venir avec cette conversation. Elle doit à tout prix se ressaisir. Je ne veux pas qu'elle sombre dans la dépression. La mort de notre père nous a tous affecté. Je comprends qu'elle puisse être un peu bouleversée. Cette terrible perte ne remonte pas à si longtemps après tout. Même moi qui suis un dur à cuire, je ne me suis pas encore remis. Il faut du temps ! Il faut qu'elle en prenne conscience.
— Ce n'est pas ce que je fais. Je veux juste que tu me promettes de me faire continuer à vivre à travers toi ?
Elle parle comme si elle devait mourir demain. Hors, ce n'est pas le cas, si ?
— Tu sais que tu fais partie de moi pour toujours. Qu'essayes-tu de me dire ?
— Je tiens beaucoup à toi. Je sais que c'est réciproque, et que tu ne nous voies pas évoluer l'un sans l'autre. Mais parfois on n'a pas son mot à dire.
Je crois savoir où elle veut en venir...
— Vous avez décidé de partir ?
Elle est happée d'un fou rire, que je ne peux faire autrement que de la suivre dans cette folie passagère. Qu'est-ce que ça fait du bien ! Je suppose que j'ai dit une bêtise. Elle ne va pas m'abandonner. Non ! Elle m'aime trop pour me laisser seul. Comment je ferais sans elle ?
J'aimerais tellement pouvoir revenir en arrière et revivre ce moment. J'aurais peut-être su trouver les mots pour la convaincre de se battre, ou tout simplement la prendre dans mes bras et lui dire à quel point elle comptait pour moi, que je ne pouvais pas vivre sans elle. Au lieu de ça, j'ai fait le clown, avant de m'effondrer au fond de mon lit, loin des regards indiscrets.
Je m'en veux terriblement. Je ne pourrais jamais me le pardonner. Elle était ma force, mon pilier. Et maintenant, je dois vivre sans. Et c'est impossible ! Je n'y parviens pas !
Je m'avance vers le garde-corps à reculons pour contempler la vue sur le Tage. La préféré de Joana, quand mes yeux n'en croient pas ce qu'ils voient. Ce ne peut être qu'un mirage. Je suis fatigué. Je n'ai pas encore dormi. Et j'ai couru près d'une vingtaine de kilomètres. Elle ne peut pas être là ! Je ne veux pas ! Je dois garder cette place vierge de toutes fioritures. Elle n'appartient qu'à moi et à ma sœur. Il ne faut pas qu'elle la tache par son parfum.
La coïncidence serait énorme et totalement inimaginable.
Pourtant, cette anatomie, cette paire de fesses, ce chignon coiffé décoiffé ne me font pas vraiment avoir de doute. C'est elle !
Pourquoi doit-elle toujours être là où je ne l'attends pas ?
Je fais abstraction de son corps et poursuis mon chemin. Je laisse une distance raisonnable entre nous et guette au loin les hérons ou les aigrettes sur le fleuve, comme nous le faisions ma sœur et moi lorsque nous n'étions que des enfants, mais je suis saisi par ce qui se trouve tout près de moi. Elle paraît émue par ce qu'elle observe. Je crois même déceler quelques larmes sur sa joue. Qu'est-ce qui peut bien l'émouvoir autant ?
Je n'ai pas le temps de réfléchir à la question que son regard se braque au mien. Je devrais le dévier du sien, mais j'en suis incapable. Sa tristesse me fait mal au cœur. Elle semble porter tout le poids du monde sur ses épaules. Que lui arrive t-il ?
Les secondes défilent et nous restons plantés là, sans dire un mot et sans bouger d'un poil. Je suis hypnotisé. Je ne sais pas quoi faire. Partir en courant ou bien la prendre dans mes bras ? La confusion est telle que je ne parviens pas à prendre de décision. Elle mériterait sûrement que je vienne vers elle et que je la réconforte, mais mes jambes se refusent à bouger. Puis, le reflet de ma sœur contrariée me frappe de plein fouet. Tous mes sens sont en transe et me font perdre les pédales. De peur, de me ridiculiser à nouveau, vis-à-vis de Luisa, je prends la poudre d'escampette et file me cacher sous mes draps.
Je ne peux pas refaire ma vie. Je n'ai pas le droit de retrouver le bonheur. Le fantôme de Joana planera toujours sur moi. C'est irrémédiable !
Publié le samedi 10 juin 2023
La suite la semaine prochaine. Soyez au rendez-vous !
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