Quand je reprends conscience, j'ai les pieds et poings liés par des chaînes fixées à la paroi rocheuse. Il fait très sombre et il n'y a que la lueur d'une torche à quelques mètres de nous qui éclaire qu'une partie de la cavité dans laquelle nous sommes prisonniers.
J'ai du mal à ouvrir les yeux et mes paupières sont lourdes. Ma cuisse me fait un mal de chien.
— Étann, Étann, tu es réveillé ? Tu m'entends ? Putain, Étann.
La voix de James-Karl me sort de ma léthargie et mon cerveau s'active d'un coup.
— Je suis là. Je suis là. J'ai perdu connaissance. Je suis là. Où sommes-nous ? Awu les a semé ?
— Loin de chez nous. Dans leur repère. Je n'ai pas vu où nous allions. Il m'a bandé les yeux. Ce salaud t'a porté jusqu'ici et oui, Awu s'en est sorti... Tu vas bien ?
— Je suis courbaturé, j'ai mal et... j'ai chaud.
Je me sens de nouveau fiévreux et malade.
— J'en étais sûr. Ça fait quelque temps maintenant que ton odeur est redevenue musquée.
La peur m'étreint soudain.
— L'Alpha... dis-je en faisant racler les chaînes par terre. L'Alpha a dit qu'il me donnerait en pâture à son chef, haleté-je. Il va... il va me...
— Je sais ce qu'il a dit, gronde James-Karl d'un ton sombre. Viens par là.
Je tâtonne de mes mains au sol pour m'approcher de James-Karl. J'essaie d'épargner ma jambe meurtrie. James-Karl m'attrape par le bras pour me tirer à lui. Je couine en me délectant de la proximité de sa peau et de son odeur quand il m'installe délicatement sur ses cuisses. Le toucher me permet de retrouver un schéma de pensée un peu plus cohérent.
Je dégage une de ses longues mèches de son visage lorsque je découvre avec stupeur une grosse balafre qui débute à sa pommette droite jusqu'au milieu de ses lèvres. Je perds immédiatement le contrôle de mes émotions sous la vision du sang. Je lèche la plaie pour aider à cicatriser. James-Karl émet un hoquet surpris et vient entourer mon visage en coupe.
Je couine et dépose mon nez sur sa joue. Son odeur s'intensifie d'un coup d'un seul.
— J'en ai besoin, soupiré-je. Je t'en prie. Laisse-moi faire. Nous sommes blessés et nous pouvons guérir. Je peux faire ça, James...
Il ferme les yeux puis masse ma nuque avec souplesse. Je n'attends pas une seconde et lappe de nouveau sa blessure. Mon ventre se serre et mon désespoir se mêle à un désir mal contenu. Peu à peu, mes lèvres dérivent sur les siennes et je ne peux m'empêcher d'y revenir. Son souffle saccadé me rend dingue. Mes dents mordillent affectueusement la chair et j'en veux plus.
— Han.. Étann... tu es fou. Qu'est ce que tu -?
Je le coupe et dévore sa bouche sans même attendre la permission. Je perds le contrôle. Le délice de ce baiser volé est au moins aussi bon que la dose d'appréhension qui me tient au ventre. Je voulais ça depuis si longtemps. James-Karl grogne et puis craque. Il attrape mes cheveux entre ses doigts et intensifie notre échange. Je suis surpris de le voir me répondre avec autant de fougue. Son baiser est passionné et voluptueux. Je comprends que nous voulions cela depuis longtemps malgré les apparences et la situation
— Je te ferai pas l'amour dans une putain de grotte minable, grogne-t-il contre mes lèvres.
Un violent frisson me renverse sous la promesse officieuse.
— Je m'en fous, je te veux, peu importe où. Peu importe quand.
Je dévale sa nuque et mordille la chair juste à la limite entre sa nuque et son épaule. Il me serre la hanche sous la provocation, puis halète dans mon oreille.
— Je ne changerai pas d'avis. De plus, pas question de faire le spectacle à ces sauvages. Ils seraient capables de prendre leur pied en nous regardant.
Cela a le mérite de me ramener à la réalité. Nous sommes en danger. Retenus prisonniers. Au désespoir de voir mon désir être assouvi, se mélange la détresse et la terreur. Nous ne savons même pas si Awu et les autres membres de la meute sont toujours vivants.
Je me redresse et regarde James-Karl dans les yeux. Une dernière lueur rougeâtre s'estompe de ses pupilles.
— Ne les laisse pas me faire de mal, s'il te plaît, murmuré-je en déposant mon front contre le sien.
Je tremble rien qu'en faisant chuter de nouveau mon regard sur ses lèvres. Mais je dois rester concentré si l'on veut survivre.
— Comment crois-tu que je me suis retrouvé avec cette entaille au visage ? Dors maintenant. La morsure va guérir. Je pense qu'ils ne viendront pas nous chercher avant le lever du soleil. Je ne sais pas ce que veut leur chef, mais nous le saurons bien assez tôt.
Il n'est pas question que je quitte sa proximité. Mon Oméga est toujours aussi possessif. Je m'abaisse contre lui, et dépose ma joue sur son épaule. Dans cette position, je suis aux premières loges de son odeur boisée et rassurante. Il ne m'en empêche pas.
Je ne sais pas si nous allons mourir à l'aube, mais alors que je suis dans ses bras, il me semble que périr est un bien faible prix à payer.
Ne bouge pas. Laisse-moi t'appartenir. Même si ce n'est que pour quelques instants.
J'ai un faible espoir qu'Awu ait trouvé les autres pour qu'il puisse nous envoyer de l'aide. Mais si le village est en péril, il est possible que nous ne puissions compter que sur nous-même.
J'alterne entre le sommeil et la conscience tout en essayant de supporter au mieux les crampes au ventre, la douleur et les phases de fortes fièvres.
— J'ai peur qu'il soit arrivé quelque chose à Awu, dis-je après un long moment de silence.
— Il est vivant, je le sais, annonce James-Karl en passant son nez sur mon cou. On l'aurait senti à travers l'Empreinte s'il était mort.
— Je lui ai ordonné de partir...
— Je sais.
— Il n'est pas censé m'écouter, c'est toi son maître.
— Je ne suis pas ravi de ce qu'il se passe depuis ton arrivée. C'est mon loup et nous sommes... fusionnels. C'est dur pour moi de voir qu'il s'attache à toi. Ce n'est pas censé se passer comme ça.
— Je tiens à lui aussi. Il m'a accepté dès mon arrivée et a pris soin de moi quand personne ne le faisait.
— Tu es définitivement plus remarquable que la distinction de ton statut. En tout point. Je suppose qu'Awu l'a compris plus vite que quiconque.
— Et tu n'aimes pas ça.
— Je dirais plutôt que je n'ai pas d'autre choix que de me plier aux règles de ma meute.
— Ce n'était pas une question James-Karl... Hhnn... j'ai mal.
Il me masse le dos et la tête. Quand il presse ma nuque entre ses doigts, la tension s'apaise de nouveau. Cela déverse une piqûre de domination qui répond à mes besoins primaires : que notre Alpha s'occupe de nous.
Arf ! Stupide Oméga...
— Alors c'est comme ça, hein ? Je ne serais jamais rien d'autre qu'un homme qui devrait être femme aux yeux de tous et qui demeure une anomalie.
— Je... Étann... Ce sont de vieilles lois. Les aînés ont peur des Omégas mâles et les ont interdits bien avant la guerre. Il se dit qu'ils étaient rares et d'une beauté incroyable, surnaturelle. Incapables d'enfanter, ils ne pouvaient pas être les fils de Calunéa. Car notre déesse est celle qui nous donne le pouvoir de survivre en nous reproduisant. Et les Omégas femelles sont les seules à pouvoir enfanter.
— Pourquoi est-ce que tu ne me tues pas ?
— Je n'en sais rien.
Un silence de plomb s'installe entre nous. Je suppose que James-Karl réfléchit à la question. De mon côté, je suis perdu. Je n'aurais jamais dû me retrouver dans cette situation et mon destin a changé en une seule décision. Celle d'Awu, en me mordant. Mettons deux, puisqu'il m'a sauvé en me ramenant au village. James-Karl interrompt le fil de mes pensées.
— Que s'est-il passé quand tu as fait fuir le loup sauvage au Lac Ilman ? demande James-Karl après un long moment.
— Je me suis senti triste et affreusement seul. Mes dents me faisaient mal et quelque chose luttait en moi, c'était intenable. Ma tête me faisait mal, comme si elle allait exploser. Je n'étais plus moi-même pendant un instant...
— Ton loup. C'était ton loup intérieur. Ton Oméga. Notre vie est un fin équilibre entre nos instincts d'animaux et notre corps humain.
— Je n'ai plus rien d'un humain. Je me sens dépossédé de tout cela. D'être dirigé par mes émotions et mes instincts primitifs.
— Étais-tu heureux quand tu étais humain ?
— Quoi ?
Je ne comprends pas la question. Pourquoi me demander ça ?
— Un lycan n'a pas d'autre choix que d'être lui-même. Nous sommes des livres ouverts. Nous partageons tout et ne pouvons nous cacher derrière des apparences. Un humain, si. Alors ma question est : réussissais-tu à être toi-même ? À être heureux comme tu étais ?
Ma vie d'humain me semble presque floue, trop éloignée de ma réalité. Comme une ombre dans mon esprit quand je me tourne vers le passé. Comme si ma mort n'était en réalité qu'une renaissance. t
— Je suppose que non... soufflé-je. Le Étann lycan n'a plus rien de l'Étann humain.
Je n'ai pas envie de penser à mon passé. Je me sens triste pour celui que j'étais.
— Je pense toujours que tu es capable de communiquer avec les animaux. Mais tu dois apprendre à contrôler cette capacité. Il faudrait en parler avec Lucy. Elle, elle saurait te guider.
— Encore faudrait-il que l'on puisse sortir d'ici un jour.
— Je vais négocier notre libération.
— Et comment comptes-tu faire ça ?
— Je vais provoquer leur chef en duel. D'Alpha à Alpha. Comme le souhaite la tradition. Si je gagne, nous serons libres et je pacifierai cette rébellion.
— Et si tu échoues ?
— Cette éventualité ne peut pas être envisagée.
— James-Karl...
— Tu devras courir dès que le duel est terminé. Courir, trouver la rivière, la suivre et ne te déplacer qu'à travers les arbres, en hauteur. C'est ta seule chance.
— Je ne veux pas que tu prennes ce risque. C'est trop dangereux. La meute a besoin de toi.
Je frissonne de tout mon corps. James-Karl dépose ses lèvres sur mon front en sueur.
— Ne pense plus à rien. Tu dois te reposer. Je ne sais pas si nous serons nourris et tu as déjà bien trop peu mangé. Je suis rassuré de voir que tu n'es plus dans la frénésie sexuelle des premiers jours.
— Tais-toi, dis-je, en me cachant dans le creux de sa clavicule.
— J'aurais dû me douter que tu étais un Oméga quand tu as déclenché mon rut. J'ai été naïf.
— J'aurais dû me douter que tu étais le genre d'Alpha en rut qui veut lutter avec un Oméga sans aucune raison valable. J'ai été naïf.
James-Karl grogne et me mord l'oreille. Je n'insiste pas. J'apprécie cette nouvelle intimité entre nous. J'ai l'impression que plus aucune barrières ne nous séparent. J'ai peur pour nos lendemains et notre survie. Que James-Karl livre bataille pour rien si nos ennemis ont déjà rasé le village.
— Il faut que je te parle d'autre chose... Tout à l'heure, quand j'ai touché le loup féral, je... J'ai senti quelque chose d'anormal.
— Quoi ?
— Tu ne trouves pas que c'est bizarre qu'il y ait tant de loups féraux transformés ?
— Si. Nous ne sommes pas si nombreux que ça. Surtout en ayant perdu notre capacité de transformation. Leur grand nombre est étrange. Mais ce sont des lycans sauvages, pas de simples loups.
— Je ne suis pas sûr de ça, précisé-je en avalant avec difficulté.
— Que veux-tu dire ? dit-il en positionnant mon visage en face du sien.
— Il n'y a aucune trace humaine dans leurs yeux vitreux. Quand je les ai touchés, j'ai senti... la maladie, quelque chose d'anormal. C'est difficile à expliquer, mais je ne crois pas que ce sont des lycans, James-Karl. Je pense que ce sont des loups, les animaux, et qu'ils n'ont plus aucune trace de conscience en eux. On les contraint, les manipule.
— Tu en es certain ?
— Oui, il y a une énergie malsaine. Je sais que c'est bizarre, mais j'en suis persuadé.
James-Karl cherche des réponses sur mon visage que je ne saurais lui donner. Tout cela le dépasse. Je vois bien qu'il ne s'attendait pas à cette rébellion dans l'ombre. À cette menace tangente et silencieuse, pourtant si proche de sa meute.
Cela n'augure que de mauvais présages.
Et je ne sais pas encore de quelle manière je m'imbrique dans ceux-ci. Ni même quels en seront les impacts. Ça m'effraie.