- Comment tu te sens mon fils ?
La voix apaisante de son père adoptif aurait dû étouffer ce qui rugissait en lui, ne serait-ce qu'une seconde, mais rien ne pouvait l'arrêter.
Caleb se demandait même comment il faisait pour être encore sur cette marche sans que celle-ci ne se brise sous le poids de sa force décuplée.
Il fixait la forêt qui entourait leur grand manoir tentaculaire depuis les marches extérieures avec le sentiment désagréable que la bête allait ressurgir.
- Comme un monstre qui était sur le point de tuer des humains, dit-il entre ses dents.
Halrik s'installa à côté de lui, fixant à son tour l'horizon verdoyante et sombre.
- Mais tu ne l'as pas fait.
Caleb eut un rire amer en baissant la tête sur ses mains fermées en poings.
- J'ignore ce qu'il m'arrive.
Depuis des décennies Caleb n'avait jamais ressenti une telle douleur mêlée à une force incontrôlable.
- Il arrive parfois que l'odeur humaine nous fasse perdre notre contrôle.
- Non Halrik, dit-il en le regardant. Cette fois-ci c'est différent et tu le sais.
La sagesse de son père lui avait prouvé à maintes reprises que ces siècles d'expériences faisait de lui celui qui en savait le plus.
La jeune Lyra Bell était pourtant une humaine normale et plutôt réservée. Au contraire des autres filles, elle n'avait pas cherché à établir un lien avec lui.
À son arrivée sur le parking de l'université Caleb avait été immédiatement attiré par une odeur méconnue et l'avait humé jusqu'à ce que celle-ci le conduise vers son propriétaire.
De là, tout en lui s'était mis à brûler au point de craindre que l'imprévisible se manifeste.
La jeune Lyra Bell particulièrement hypnotique avait de long cheveux blonds, un visage de porcelaine sur lequel se diffusait une constante couleur pourpre animé par la chaleur de son sang. Son nez recourbé en passant par sa bouche, tout en elle était désirable, jusqu'à cette rangé de cils noirs qui projetaient des ombres sur son visage pâle.
Ses yeux portaient une couleur semblable à la profondeur de l'océan. Caleb n'avait eu de cesse de les fixer pour y déceler ce qui s'y cachait.
- C'est peut-être parce qu'elle est nouvelle, lança Séraphine qui arrivait des bois en compagnie d'Harald. Nous vivons ici depuis si longtemps que l'odeur des habitants nous est désormais familier. Moi aussi j'ai réagi à cette odeur tout comme Halrik lorsqu'il était au restaurant.
Séraphine se tourna vers Harald.
- N'est-ce pas ?
Caleb lut dans les yeux de son frère qu'il n'était pas de cet avis.
- Mais tu n'as pas eu envie de la tuer contrairement à Caleb, précisa-t-il posément.
- Je n'ai pas eu envie de la tuer, rectifia Caleb en se levant lentement pour descendre le reste des marches. Du moins au départ, je pensais que je voulais la tuer.
- Que veux-tu dire par-là fils ? S'enquit Halrik.
- Ce n'est pas elle que je voulais tuer mais tout ceux qui se trouvaient à proximité de moi, articula-t-il dents serrées. C'était comme une pulsion incontrôlable.
- Vous semblez oublier que Caleb est différent de nous, intervint Gisela derrière son père. C'est un hybride. Un vampire et un loup.
Caleb évita de regarder Gisela dans les yeux car à l'évidence sa sœur paraissait inquiète et agacée par la situation.
- Et donc ? S'impatienta Séraphine.
- Bon sang vous faites tous exprès de ne pas comprendre ? S'agaça Gisela la bouche durement serrée.
De l'extérieur Gisela paraissait aussi froide que les tissus pâles qui recouvraient son visage, mais ce n'était qu'une apparence. Caleb l'avait détesté au départ avant de creuser un peu la surface dure et infranchissable de ce vampire autrefois une villageoise vulnérable aux cheveux roux.
Chaque vampire né gardait en eux les traits de leurs caractères qui les déterminaient en tant qu'humain après la transformation.
Gisela était le vampire angoissée de leur famille et ne supportait pas quand un événement inattendu bousculait sa tranquillité.
- Caleb possède des compétences de loup que nous ne possédons pas ! S'emporta-t-elle alors que Gunter avait posé ses mains sur ses épaules pour la soutenir. Caleb n'a jamais réellement fait face à ses dons de loup et c'est aussi un vampire. Ses sens sont encore plus aiguisés que les nôtres.
Gisela croisa les bras en les regardant tour à tour. Le silence qui venait d'accueillir la réflexion de Gisela la mit hors d'elle.
- Depuis qu'il a humé son odeur il est incontrôlable ! Il va finir par tous nous tuer !
- Et ça recommence, souffla Harald en jetant son bras dans le vide d'un air désespéré.
Caleb aperçut le furtif sourire de Gunter qui se retenait pour ne pas rire.
Vexée elle quitta la réunion en disparaissant plus vite qu'un courant d'air.
- Gunter, essaye de la calmer, lança Halrik les mains croisés contre sa bouche, l'air pensif.
Caleb ne s'était jamais senti aussi mal à l'aise de causer autant de soucis pour sa famille. Pourtant, malgré la créature hybride qu'il était, Caleb avait toujours réussi l'impensable.
Garder le contrôle.
Deux cent quatre-vingt-sept ans plus tard Caleb brûlait de l'intérieur alors que l'odeur exquise de l'humaine le poursuivait même alors qu'elle se trouvait à des dizaines de kilomètres de lui.
- Gisela a peut-être raison, finit-il par dire. Il faut que je m'éloigne le temps que...
- Non, coupa Halrik avec une douce fermeté. Il n'est pas question que tu quittes notre famille simplement parce que Gisela a soulevé une hypothèse qui n'arrivera pas.
La confiance que lui témoignait son père apaisa la brûlure dans sa gorge, mais seulement pour quelque secondes.
- Cependant elle a raison sur un point, reprit-il en le regardant avec sérieux. Tu es un hybride et peut-être que ce n'est pas le vampire qui a un problème avec cette odeur, mais le loup.
Caleb fronça des sourcils, essayant en vain de trouver une explication logique.
- Est-ce qu'on en sait plus sur cette fille ? Demanda Harald.
- C'est la nièce de Meredith Bell, mais je n'ai pas pu rassembler d'autres informations, répondit Halrik en se levant pour rejoindre Caleb.
- Son installation ici n'est pas temporaire ?
- Je n'en sais rien pour le moment, dit Halrik en posant une main sur l'épaule de Caleb. Il y a une explication mon fils, il faut juste la trouver.
Caleb siffla en serrant le poing, mais ne dit rien.
Une autre fureur incontrôlable l'assaillit, et il utilisa sa vitesse de vampire pour s'éloigner de son père.
Aussitôt il ressentit la peine de Céleste qui depuis le début restait à l'écart. Non pas par choix mais parce qu'elle refusait de le voir souffrir.
Caleb tourna le dos aux membres de sa famille pour s'éviter leurs regards peinés et s'éloigna dans la forêt, avec l'espoir insensé que la chasse apaise le feu répété qui lui brûlait la gorge.
Séraphine interrogea Harald du regard en lui faisant part de son inquiétude.
- Qu'est-ce qu'on peut faire Halrik ? Lança alors Harald alors que Céleste les avait rejoint.
- Je vais essayé de comprendre, nous allons tous essayer de comprendre. Nous avons commis une erreur avec Caleb.
Il entoura son bras autour de sa femme pour la rassurer.
- Quelle erreur ?
- Il a toujours refoulé cette part de loup qui est en lui et nous savons tous les raisons qui l'on poussé à prendre cette décision.
Séraphine baissa ses yeux de bronze sur le sol, l'expression fermé.
- Depuis deux jours il n'a de cesse de se transformer, et il doit lutter contre l'envie de tuer. Quelque chose se passe et mon seul regret à cet instant précis c'est d'avoir ignoré les conseils de Sheyenne. Il faut que je parte à sa recherche pour mieux comprendre mon fils.
La décision d'Halrik faisait échos à celle de Céleste qui lui emboîta le pas. Ils partiraient à la tombée de la nuit, et espéraient être revenus dans deux jours avec les réponses aux questions qui demeuraient jusqu'ici la faiblesse de leur impuissance à aider Caleb.
Des dizaines de kilomètres plus loin, Caleb sauta sur un rocher pour mieux guetter sa proie. Il s'agissait de la troisièmes et sa soif ne semblait toujours pas pleine. L'obscurité était sa source d'apaisement car il adorait parcourir les roches en contrebas et suivre l'argent clair de la lune qui se reflétait sur le lit de la rivière.
Mais ce soir en les parcourant il ne ressentit pas cet effet d'apaisement, ce fut même le contraire.
Tel un fantôme dont les pas armés de puissance auraient dû faire trembler le sol s'il ne le survolait pas presque, Caleb s'enfonça dans la forêt à toute vitesse tandis que l'odeur de l'humaine réveillait à nouveau la bête. À force de se transformer, il commençait doucement à comprendre comment interrompre le processus. Au bout d'un moment, il comprit que sa course ne le menait pas là où il voulait aller, mais là où il se devait d'aller. Il s'agissait d'un terrible risque, et pourtant il ne put s'en empêcher.
Il remonta l'immense tronc d'arbre en brisant l'écorce sous ses doigts et quand il fut tout en haut, le parfum le submergea violemment.
Ses yeux qui étaient capable de percer n'importe quel détail même le plus infime se posèrent sur la fenêtre fermée.
L'odeur lui parut encore plus prononcée et il n'avait pas besoin de voir son reflet pour comprendre que l'ambre de ses iris commençaient à se dilater.
Il enfouit un grognement dans sa poitrine et sa main brisa une branche qu'il dut garder dans sa paume afin qu'elle ne s'écrase pas dans le ruisseau.
Puis ce qu'il cherchait à vérifier depuis deux jours semblait se confirmer enfin.
Ce désir furieux de tuer n'était pas dirigé vers l'humaine qui pourtant était la cause de son problème.
Seulement Halrik s'était trompé en affirmant que seul le loup était en quelque sorte responsable de son problème.
Car une soif terrible le submergea à mesure que son odorat développé aspirait ce parfum bien pire que le péché de la tentation.
- Tu n'as pas oublié que tu avais une séance de kiné demain ?
Caleb se concentra sur la voix de Meredith Bell sans quitter des yeux la fenêtre.
- Non, j'espère seulement que mon imprudence ne va pas retarder ma guérison.
Cette voix douce était à peine plus fort qu'un murmure. Un son mélodieux qui ne battait pas au même rythme que le sang qui coulait dans ses veines.
Oui, Halrik avait tort.
Il n'y avait pas seulement le loup qui devait lutter.
Le vampire aussi.
- Je t'avais pourtant prévenu qu'il ne fallait pas solliciter ta jambe de la sorte. Tu n'es pas encore prête à faire de longues marches et encore moins dans la forêt.
Caleb était désormais en pleine lutte et devait conjuguer avec son instinct de prédateur qui animait ses yeux et son désire d'en apprendre plus sur l'humaine. La jeune fille apparut devant la fenêtre.
Étrangement il se sentit apaisé de la voir et même si sa gorge continuait de brûler, il éprouvait le besoin de continuer de lutter pour se familiariser avec ce parfum obsédant afin de l'imprégner totalement.
De la sorte, Caleb était presque certain qu'il pourrait l'approcher sans prendre le risque de se révéler à elle peu importe sous quelle forme.
Alors il resta là, jusqu'aux premières lueurs de l'aube, et disparut en laissant derrière lui un arbre saccagé jusqu'aux racines sur lequel il avait laissé ses pulsions incontrôlables se manifester jusqu'à ce que l'odeur de Lyra Bell lui soit suffisamment supportable.