— Quoi ?
Je fronce les sourcils. Awu me regarde de sa paillasse avec des yeux joueurs.
« Tu l'as appelé par son prénom. »
Je lève les yeux au ciel. Si Karl s'y met, je ne vais pas m'en sortir.
— C'est interdit, maintenant, d'appeler les gens par leur nom ?
« Non, non. »
Awu fait claquer sa mâchoire avec amusement. Je fais le bougon mais je suis rassuré de le voir comme ça. Il va devoir rester chez la guérisseuse encore quelques jours, mais il guérit vite.
Zaya et Yaël entrent dans la cabane et ce dernier me rejoint dès qu'il me remarque.
— Désolé, James-Karl. J'ai eu une journée harassante. Lucy ne se sentait pas bien et j'ai pris le plus gros du travail. J'ai du retard.
— Je vais bien. Je ne suis là que parce qu'Ilan va m'arracher les yeux si je ne passe pas.
— Et il a bien raison, assure Zaya en entrant à son tour. J'ai eu une journée horrible aussi. Je suis resté enfermé avec les aînés des heures durant. Il semblerait que le conseil soit prêt à lancer une escouade pour découvrir la raison de l'attaque de Yann et Automne. Et non, tu n'es pas convié James-Karl. Ils ont choisi Bomsu.
Je me renfrogne. Quand est-ce qu'ils comprendront que c'est à moi de faire ça ? Nous avons déjà perdu assez de membres de la meute comme ça.
— Arrête de t'énerver, dit Yaël en m'allongeant sur la paillasse. Je dois te recoudre.
— Inutile, le contredis-je, en le poussant d'un bras. Je me sens bien.
— Tu vas avoir de vilaines cicatrices si je ne le fais pas.
— Et bien, je n'aurais plus qu'à me faire un nouveau tatouage avec le dessin d'une bête ignoble.
— James ! s'agace Zaya.
« S'il te plaît. Écoute-là, James. »
Je soupire, en minorité. Puis je m'installe sagement.
— Merci, s'égaye Yaël.
Après une menue préparation, l'aiguille entre dans la chaire à vif et je serre le poing.
— Ils ont donc enfin retrouvé la raison. Je me demande combien de temps ils vont continuer à croire que nous sommes hors de portée. Ils ont connu la guerre, soit. Mais il y a bien pire qui nous attend dans le monde des humains. Que ferons-nous s'ils ont découvert notre existence ?
— Attendons de voir ce que la mission nous révèle avec le retour de Bomsu. C'est un combattant hors pair. Je suis sûre qu'il saura trouver des pistes.
— Il y a quelques semaines, je n'aurais jamais pensé que nous soyons en danger, mais depuis l'arrivée de cet humain... nous n'avons que des problèmes.
— Contrairement à ce que tu crois, je ne pense pas que le jeune lycan ait quoi que ce soit à voir avec tout ça. Je pense qu'il ne connaissait rien de nous et qu'il fait de son mieux pour s'intégrer malgré toutes ces choses... bizarres qui lui arrivent.
— Zaya. Sincèrement. Comment peux-tu croire ça ? Tu ne trouves pas qu'il s'est fait à sa co... aïe... à sa condition trop vite ? C'est très bizarre.
— Désolé, s'excuse Yaël.
— Moi, à sa place, j'aurais tout fait pour me carapater dès que la nuit tombe, conclus-je.
— Je le pense intelligent. Il est au courant de la situation avec les humains et il comprend très bien que nous ne pourrions pas le laisser vivre, s'il s'échappe. De plus, tu m'as dit qu'il n'était pas si ridicule que ça à la chasse.
Awu confirme avec un petit jappement. Celui-ci était très heureux de chasser avec Étann. Je dois bien reconnaître que la symbiose était là. Ce garçon a de l'instinct et je suis forcé d'avouer qu'il s'est bien débrouillé. Même si je déteste ça.
— Cela n'annule pas mes inquiétudes néanmoins, ajoute Zaya. Nous avons maintenant une bête horrible à trouver et à pourchasser avant que ce ne soit elle qui vienne de nouveau à nous. Celle-là, je m'en serais passée.
— Je ne sais pas l'expliquer, mais je reste convaincu que l'humain y est pour quelque chose. Je ne sais juste pas quoi. Je vais le garder à l'œil.
— Et toi ? Comment tu te sens ? Ilan m'a dit que tu t'étais figé en arrivant devant le lac.
Traître d'Étann. Il va me le payer.
— Ce n'était rien. Je n'étais pas retourné au lac depuis longtemps et... aussi, pendant un moment...
Je regarde partout autour de moi, mal à l'aise.
— Quand j'ai vu ce loup... ajoutè-je. Je me suis demandé si... Si le compagnon de Karl n'aurait... pas pu se manifester.
— Tu crois que c'est le loup de Karl que vous avez vu ?
Je me passe une main sur le visage.
— Je n'en sais rien. Mais c'est une possibilité.
— J'ai terminé, annonce Yaël.
— Écoute James-Karl. Je ne pense pas que le compagnon de Karl soit là, dehors, dans la nature. Regarde, Yaël et Ilan n'ont pas encore de compagnon et Yann, si. Je ne dis pas qu'ils en auront forcément un, un jour, mais c'est quand même peu probable. Nous n'avons pas tous un compagnon.
— Ça a toujours été une de mes plus grandes craintes. Il y a quelque chose en moi qui me dit que ... ça pourrait être son compagnon.
Je n'ose pas en dire plus et notamment ce qui a déclenché cette réaction bizarre chez Étann. On aurait dit qu'il allait, ou en tout cas, que son corps risquait de se transformer. Je n'ai jamais vu de lycan devenir loup, mais il y a un truc chez lui, qui n'est pas commun. Quand il a crié, nous avons tous entendu avec une puissance incroyable sa voix qui s'est réverbérée sur tous les périmètres et à travers l'Empreinte. C'est étrange .
« Tu penses que c'est mon loup ? »
Je ne sais pas si c'est une bonne idée de cacher tout ça à ma sœur. Le fait que j'entende Karl, dans ma tête, que je suis persuadé que son compagnon vient pour moi. Pour se venger.
« Ne dis pas ça. »
Ce loup était immonde et anormal. On aurait dit qu'il était maudit. Il est très rare de voir des lycans féraux sous forme de loup. C'est très très rare et ça relève d'une ancienne magie que nous ne savons plus pratiquer.
Ça ne peut qu'être un mauvais présage.
— Tu devrais peut-être demander à Lucy de te soulager. Elle sait concocter des tisanes pour dormir et s'alléger l'esprit.
— Non. Ça ira. Je vais plutôt me concentrer à entraîner Étann. C'est lui la réponse dans l'histoire. J'en suis persuadé.
Ma sœur me regarde avec perplexité. Si elle savait à quel point je suis hanté. Elle s'inquiéterait davantage.
— N'oublie pas que demain, c'est le solstice d'été. Les Omégas te seront présentées durant le festin. Essaye de faire un effort et passe du temps avec elles, d'accord ?
Oh non ! J'avais complètement oublié. Quelle plaie cette cérémonie.
— Zaya ! J'ai une ronde demain. Je ne peux pas...
— Je te ferai remplacer. Tu n'as pas intérêt à rater la fête. Sinon, je fais rôtir ta tête sur un bûcher.
J'ai beau être un des meilleurs chasseurs et guerrier de la meute. Je ne veux pas mourir si jeune. Et Zaya peut être féroce quand elle s'y met.
— D'accord, grommelé-je. Je serai là.
Yaël, qui vient de finir de nettoyer ma plaie, me pose la main sur l'épaule en signe de compassion.
« Ça risque d'être amusant. »
***
— Relève le menton.
Étann se crispe quand le plat de ma main claque sous sa mâchoire. Comme à chaque fois que je le touche d'ailleurs. L'arbre, a une dizaine de mètres, semble le narguer. Je lui mets une pichenette entre les omoplates.
— Tiens-toi droit, ajouté-je, d'un ton agacé.
Il se redresse par automatisme et un grondement s'échappe de sa poitrine. Comme une menace. Mon Alpha intérieur s'en trouve irrité. Je lève un sourcil.
— Un problème, peut-être ? je demande, les dents serrées.
— Je n'aime pas beaucoup que l'on me touche.
Il se renfrogne.
— Tu préfèrerais qu'on lutte ? dis-je, en lui montrant mes canines acérées.
— Tchk...
Il se tourne à nouveau vers sa cible.
— Un jour, je réussirai à te maîtriser, atteste-t-il.
Il ne l'a pas dit assez fort pour l'assumer pleinement, mais j'ai très bien entendu.
— C'est ça. Donne-toi l'opportunité de voir tes pauvres rêves rester des illusions.
— Tu es de bien mauvaise humeur aujourd'hui, quelqu'un a-t-il oublié de se traîner à tes pieds ce matin ?
Son audace me surprendra toujours.
— Probablement toi, encore une fois. Un nouveau loup, qui ne fait pas partie de mon entourage, ne se permettrait jamais de s'adresser à moi de manière informelle. Mais toi, par contre, rien ne t'arrête.
— Veuillez m'excuser votre Altesse. Cela doit être ma race humaine et mon éducation douteuse.
Il accompagne ses mots d'un air revêche et effectue une petite courbette.
Quelqu'un est d'humeur piquante aujourd'hui.
— Que me vaut l'honneur de tes sarcasmes ?
Il n'attend pas une seconde.
— Ilan m'a dit qu'il y avait un banquet ce soir. Ça me met de très bonne humeur.
Vu le ton qu'il a utilisé, je comprends bien que c'est tout l'inverse. Il se reconcentre sur sa cible.
— À cette occasion, cinq femmes Omégas vont t'être présentées. Ilan a dit que tu devais en choisir une pour la "monter".
Il est immobile, l'arc tendu. Les muscles de son dos le sont également. Une larme de sueur dégringole sur sa tempe et je ne peux m'empêcher de me demander : "Qu'est-ce que ça peut te faire, Étann ?"
— Il s'agit d'une cérémonie réservée aux membres de ma famille, en effet, dis-je d'une voix neutre.
— Tu vas féconder cette femme. Sans la connaître. Sans lui donner le choix. Sans lui offrir la chance d'avoir une vie qu'elle aurait pu souhaiter différente...
— Quel est le problème ?
Je lève le menton, les yeux plissés. Mon Alpha se trouve défié par ses paroles, mais je n'en laisse rien paraître. Lui-même n'a pas bougé, toujours prêt à tirer.
— Ce ne sont pas des machines !
— Tu te trompes sur toute la ligne, réponds-je. Ces Omégas ont été éduquées toute leur vie pour ça. Pour être une mère aimante, une compagne passionnée, fertile et douce. Elles prennent soin d'elles et de leur corps. Ce sont les plus belles femmes de notre meute. Elles sont dignes d'un PackAlpha. Pour faire perdurer le clan Roé et enfanter des louveteaux forts, de futurs chefs de clan... Ma mère était l'une de ses Omégas.
La flèche s'enfonce dans le centre de la croix gravée dans l'écorce. Étann baisse la tête, les deux poings serrés. Il a l'air fou de rage. Je l'observe à défaut de pouvoir le humer.
— Tu... Tu n'as pas le droit de faire ça.
— Cette tradition existe depuis la création de mon clan. Tu n'es pas en position très avancée pour te permettre de critiquer nos us et coutumes. Mais je suppose que nous pouvons t'épargner ça. Tu n'auras qu'à rester là, à t'entraîner au tir s'il est vraiment insupportable pour toi de voir ça. Je veux vingt flèches dans l'arbre avant ce soir.
Je passe derrière lui et ralentis à hauteur de sa nuque.
— Sinon, tu demeureras ici le temps qu'il faut pour y arriver.
Quand je poursuis mon chemin, il est toujours autant crispé. La proximité le gêne, ça, j'ai bien compris, mais son manque d'odeur continue de m'interpeller. À cette avancée de sa transformation, je suis surpris de ne même pas discerner un début de fragrance.
N'a-t-il vraiment pas d'odeur ?
Durant toute la préparation de la cérémonie, je ne peux m'empêcher de réfléchir à ce qu'a dit Étann. Zaya s'affaire depuis deux heures à tresser mes cheveux sur le côté de mon crâne et m'a obligé à me laver dans une grande cuve en bois. Je déteste ça. Je préfère le faire à la rivière, comme tout bon loup.
Lucy est passée pour nous confier les onguents qui vont permettre à mon odeur de faciliter la séduction des Omégas. J'ai levé les yeux au ciel et déposé le pot sur le bureau dans l'espoir qu'on l'oublie, mais ma Beta de sœur m'a vu faire. Elle m'a forcé à en étaler sur tout le haut de mon corps. Je luis maintenant comme une lampe à huile.
Je vais embaumer tout le village.
— Tu es beau, petit frère, dit Zaya en dégageant une mèche de mes cheveux.
J'attrape la main de Zaya et la serre entre les miennes. Mes yeux cherchent son regard.
— Tu ne trouves pas que tout ça, c'est... trop, demandé-je.
— Comment ça ?
— Tu sais, nous forcer à nous accoupler. Et désigner des Omégas qui pourront être la parfaite compagne. À ton avis, c'est ce qu'elles veulent véritablement ?
Ma sœur lève un sourcil.
— C'est bien la première fois que je te vois t'inquiéter de la place de nos Omégas dans notre communauté.
— Je ne sais pas. Je n'y ai jamais pensé pour tout dire. Crois-tu que mère était heureuse ?
— Oui, c'est vrai, mère était une désignée elle aussi. Mais avec père, il s'aimait depuis toujours et puis c'était la guerre, James-Karl. Ils vivaient sans être certains s'ils survivraient le lendemain. Nous sommes leurs descendants. Nous devons le faire pour la meute. Tout pour la meute.
Je dépose mon front contre celui de Zaya. Mon cœur se serre en pensant à mes parents. Karl tire sur le lien et je me dis que ce serait l'occasion de lui parler du fait qu'il est systématiquement là avec moi, dans mon esprit. Qu'il ne m'a jamais quitté.
— Ça va aller ? demande-t-elle, en passant une main sur ma joue.
Je me laisse porter contre sa paume une seconde, hésitant.
"Tu es sûr, James ?"
— Oui, ça va aller. Zaya ?
— Hmm ? dit-elle en commençant à ranger les produits sur la table.
— Il faut que je te dise quelque chose.
— Oui, je t'écoute.
Elle se concentre sur moi et j'ai soudain la gorge nouée. Ce n'est pourtant pas si compliqué.
— Je... Je... Parfois, je... j'ente...
— Alpha James-Karl ?
La matriarche des Omégas soulève le pan de tissu à l'entrée. Elle est ravissante dans sa robe de cérémonie beige. Elle faisait elle-même partie des Désignées du temps de mon grand-père. L'âge révèle l'expérience d'une vie dédiée à la beauté et la grâce. Comme une fleur gelée dans la glace.
— Il est l'heure. Tout le village est réuni et les Désignées sont prêtes.
J'oublie tout de ce que je m'apprêtais à dire à Zaya.
— Je suis paré, Luna-Lynn.
Je souffle un coup pour me débarrasser de la tension dans ma nuque. Si je suis nerveux, tout le monde va pouvoir le sentir.
— Bon courage, petit frère. Je suis derrière toi.
Avant de passer la porte, elle me chuchote à l'oreille :
— On se parle plus tard.