Loraly et Awu ont rejoint Yann et Automne chez la guérisseuse. Yaël est débordé. Quand je suis rentré à la cabane d'Umma et Ilan, celui-ci m'a accueilli et m'a laissé humer son odeur mentholée pendant des heures. Il sait que je n'aime pas que l'on me touche — sans compter que je suis terrorisé à l'idée que quelqu'un me sente — mais il le comprend et m'accorde tout de même sa proximité.
Son odeur m'apaise. Et après ce qu'il s'est passé ce matin, j'ai besoin d'être avec quelqu'un qui ne me donne pas l'impression d'être... anormal.
Nous n'avons pas quitté la cabane de la journée et il est maintenant l'heure d'aller manger. Ilan réussit à me persuader de sortir en me promettant d'aller à la rivière ensuite. Je n'ai pas envie d'aller sous la yourte dîner avec tout le monde. Ils vont encore tous me regarder de travers. Mais l'idée de me prélasser dans l'eau me convainc.
Une fois assis à table sur les bancs de la yourte, je me retrouve en face de Virgil, qui me fusille des yeux depuis quelques bonnes secondes à présent. Je crois qu'il ne m'aime pas beaucoup. Ilan fait la conversation :
— C'est quand même dingue qu'un loup se trouve aussi proche de notre territoire. Loraly dit qu'elle n'a rien pu faire. Quand elle l'a vu, elle a tenté de s'en occuper seule, mais elle n'aurait jamais réussi. Même James-Karl n'aurait pas pu.
— Elle va bien ? osé-je demander.
— Oui. Yaël a dit qu'elle n'aurait que la nuit à passer à la cabane de soin et rester au calme quelques jours, le temps que l'os se répare. Et toi ? Comment te sens-tu ? Tu as dû avoir la frousse.
— Je n'avais jamais imaginé qu'un loup féral existait auparavant et je crois que je n'ai pas très envie d'en recroiser un. Encore plus après avoir observé la réaction de James-Karl.
— Comment ça ?
— Il est censé être un de nos meilleurs guerriers et chasseurs, n'est-ce pas ? Mais quand il a vu ce loup... Il a... Il avait l'air terrorisé. Il s'est figé d'horreur et il a mis du temps avant de nous aider, c'était... étrange.
— Hum... Je me demande si ça vient du loup ou du fait que vous étiez au lac. Les deux peut-être ?
— Pourquoi ? Qu'est-ce que ça fait que l'on soit au lac ?
— Nous avons l'interdiction d'aller au lac ou de nous en approcher. Si un membre de la meute est trouvé là, il sera puni sévèrement. C'est le père de James-Karl qui a établi cette règle lorsque... la mère de James-Karl et son frère jumeau sont morts. Noyés.
J'effectue un mouvement de recul. Sa mère et son frère ?
— James-Karl avait un frère ? demandé-je.
— Absolument. Karl.
KARL ?
— Ilan... grommelle Virgil, d'une voix menaçante.
— Quoi ?! Ce n'est quand même pas un secret.
— Tais-toi.
Je sens le concerné arriver derrière nous et mon ventre se serre.
— J'avais un frère. Il est mort. Fin de l'histoire, annonce James-Karl d'un ton morne.
Inutile d'insister. Je n'en saurai pas plus.
— Tiens, puisque tu es là. Tu vas nous dire ? Qu'est ce que c'était que ce loup féral ?
— Un mauvais présage.
— Hein ? Comment ça ?
— Nous ne savons pas d'où sort cette bête. Elle avait l'air bloquée dans sa mutation. Je n'ai jamais vu de lycan sous sa forme de loup, mais j'espère que ce dont nous avons été témoins n'arrivera à personne.
Le front d'Ilan se plisse.
— Nous sommes en danger ? Nous allons nous transformer ?
— Oui. Et non. Je ne crois pas.
— Tu penses que tu peux tuer cette bête ?
— Je ne sais pas. Probablement... Mais je pense qu'après ce qu'il s'est passé au lac, celui qui pourra l'abattre, c'est plutôt lui.
J'écarquille les yeux quand je comprends qu'il me montre du doigt.
Comment ça ? Je pourrais le tuer ?
— Non, je m'offusque, en recrachant ma soupe. Je n'ai même pas réussi à vous aider sur place.
— Tu as fait quelque chose, oui. Je ne sais quoi, qui a effrayé le loup. J'ai l'intuition que tu pourras faire bien plus que le faire fuir.
— Comment tu as fait ? demande Ilan, avec excitation.
Je baisse la tête sur mon repas et regarde la viande et les légumes baigner dans l'eau.
Je ne sais pas. L'Empreinte me faisait souffrir et il y a eu tout cet accablement en moi. C'est indescriptible. Tout s'est terminé par un énorme choc. James-Karl dit que tout le monde l'a senti, mais, je ne vois pas comment ?
— Peu importe ce qu'il a fait, conclut l'Alpha. Demain, on reprend l'entraînement.
L'arrêt à la rivière m'a rafraîchi les idées, mais je reste incapable de gérer cet amas de sentiments qui m'étreignent. Tout porte à croire que quelque chose cloche chez moi. Pour commencer, je suis un Oméga. Et ceci n'est pas courant. Je n'ai personne à qui en parler et cela me tracasse. Lucy n'est pas vraiment la personne la plus loquace pour ce genre de chose. Je suis persuadé qu'Ilan saurait me conseiller. Il n'a pas l'air d'accorder de l'importance à toute cette histoire de statut. Il m'a accepté sans hésiter, non seulement dans son logis, mais aussi en tant qu'ami.
Des fois, j'aimerais lui parler de ma vie d'avant, de mon père et de ce qui faisait de moi un humain. Mais je n'ose pas. J'ai peur qu'il me rejette. Et puis ; qu'y aurait-il de plus à dire ? J'avais quelques copains d'enfance, mais ceux-ci sont tous partis vivre ailleurs et il ne me restait que quelques collègues de boulot avec qui j'interagissais au quotidien.
Mais je sais que ce n'est pas ça qui me contrarie au fond. C'est James-Karl. Et ce qu'il a annoncé au dîner.
"Je pense qu'après ce qu'il s'est passé au lac, celui qui pourra l'abattre, c'est plutôt lui."
Ce loup était dangereux bien évidemment, mais lorsqu'il s'est approché, c'était... froid. Vide. Et surtout, ça a déclenché quelque chose de viscéral en moi. Je ne vais pas mentir, j'ai peur. J'ai l'impression que depuis que tout ça m'est arrivé, il n'y a plus que ça en moi : la terreur. Je traverse les jours en me demandant ce qui adviendra le lendemain. Je m'étais dit que si je faisais profil bas et que je prouvais ma valeur, ils accepteraient au moins que je puisse entrer en contact avec mon père. Mais désormais, est-ce qu'il ne vaudrait mieux pas essayer de fuir ?
J'ai peu d'espoir concernant mes chances dans la forêt face à l'équipe de James-Karl. De plus, je ne pense pas que l'on me laisserait vivre si je me faisais attraper.
Je tourne soudain les talons vers la cabane de soin au lieu de rejoindre celle d'Ilan. Celui-ci a prétexté avoir quelque chose à demander à Virgil pour le maraîchage et je suis certain que ce n'est qu'une excuse pour voir le lycan bougon. Je vais essayer de parler à Lucy. Peut-être me donnera-t-elle quelques débuts de réponse ?
Quand j'arrive chez la guérisseuse, l'odeur des plantes médicinales, du bois et du potage me détendent. Je connais bien la fragrance de ce lieu, pour y avoir passé un temps fou. Et malgré la douleur de la transition, il me rassure.
En rentrant, dans la première pièce, je ne croise personne à part Yann et Automne, endormi dans un coin. Je suis surpris de voir la louve ouvrir un œil en m'apercevant.
Elle est réveillée.
Cela me procure un soulagement incroyable. La concernée émet un petit couinement, comme pour confirmer que le plus dur est bien derrière elle. Bien sûr, elle est encore blessée et il faut qu'elle prenne le temps de se remettre entièrement de l'attaque. Mais je la soupçonne de rester près de son maître ; Yann. Celui-ci a ses cheveux argentés tirés vers l'arrière, et son visage est badigeonné de pâte de plantes. J'espère qu'il n'aura pas de stigmates. La trace des griffes sur ses traits me file un frisson dans le dos.
Qu'est-ce qu'il s'est passé pour que vous soyez dans cet état ?
Le lien me tiraille à travers l'Empreinte. J'ai de la peine pour eux. J'ai entendu dire qu'il avait fallu un travail de recherche énorme à Yaël et Lucy pour trouver le remède adéquat afin que la blessure d'Automne cicatrise enfin. Une arme humaine apparemment... Je ne peux m'empêcher de culpabiliser.
— Arrête ça, tu veux ?
Je me crispe quand je reconnais la voix de James-Karl. Je n'avais pas senti sa présence, j'étais trop concentré sur Automne et Yann. Il est assis sur la même paillasse que celle que j'avais occupée, dans la pièce adjacente en fond de cabane, lors de ma transition.
— Arrête ça, quoi ?
— D'avoir de la peine pour eux. Ils vont aller mieux. Ce n'est qu'une question de temps.
Je hoche la tête et essaie d'ignorer l'odeur puissante de pluie et de pigne de pin.
— Tu n'étais pas encore venu te faire soigner ? demandé-je en voyant son torse balafré.
— Rien de grave. Je ne suis là que parce qu'Ilan m'a menacé.
— De ?
— De le dire à ma sœur, dit-il en me fusillant du regard.
Je ne sais pas pourquoi il a cet effet sur moi. Mais c'est étourdissant...
— Et toi ? grogne-t-il. Pourquoi tu es ici ?
— Rien... Je ne fais que passer... Je...
J'ai soudain une question au bord des lèvres, mais je ne suis pas certain de souhaiter la poser.
Il lève un sourcil.
— C'est étonnant, ajoute-t-il. Il est impossible de humer tes émotions, mais ton visage est un vrai livre ouvert. Qu'est-ce que tu veux ?
— Je... me demandais si... La noyade de ton frère et ta mère était accidentelle.
Son odeur s'intensifie. On rentre en terrain dangereux. Je regrette immédiatement d'avoir posé la question. Il essaie de cacher ça en passant un linge mouillé sur ses plaies.
— Toi, tu n'as définitivement pas peur de mourir.
— Je croyais que c'était un fait établi, rétorqué-je.
— Ce n'était pas un accident.
Je reste bouche bée.
— Ce n'était pas un accident. Nous étions en train de jouer avec Ilan et Karl sur le lac gelé et... ça a mal tourné. Ma mère est arrivée à temps, m'a sauvé en premier avec Ilan et est repartie pour Karl... Sauf qu'elle s'est enfoncée dans la glace, mon frère avec elle. Et... il n'y avait plus rien à faire. C'était une connerie de louveteaux et nous en avons payé le prix fort. Arrête ça, j'ai dit.
— Je ne fais rien !
— Nous ne voulons pas de ta pitié.
— Tu ne t'es jamais dit que peut-être ce n'était pas de la pitié ? dis-je, le front plissé. Que l'empathie et la compassion font les vraies valeurs d'un homme ?
— D'un humain, tu veux dire ?
— Non, d'un homme. Je ne sais pas s'il s'agit de virilité fragile ou de votre manière d'avoir besoin de hiérarchie, mais...
Je m'arrête là. Inutile de continuer, son odeur devient menaçante.
— Bref, conclus-je. Je suis désolé pour ton frère et ta mère. Pour ce que ça vaut, la mienne est partie de chez moi quand j'avais quatre ans. Je ne l'ai jamais revue et je sais à quel point c'est dur. Je n'ai aucune famille proche et mon père a déménagé de l'autre côté du pays. Donc la solitude, ça me connait. Au moins, dans cette meute, vous ne grandissez pas seuls.
— Non, en effet.
Il garde les yeux plissés et je me dis que je ne suis pas le bienvenu.
Pour changer.
— Je vais te laisser, je reviendrai voir Lucy plus tard.
Je m'apprête à partir, quand il m'apostrophe :
— Étann...
Je lui fais face et la lueur dans son regard n'est plus la même.
— Quand il s'est passé cette « chose » au bord de lac. Qu'est-ce que tu as ressenti ?
— De la peur, de la solitude, du désespoir. C'était bizarre, c'était comme si ces sentiments ne m'appartenaient pas. Ça appelait quelque chose en moi. Je ne pouvais rien contrôler.
Je me stoppe, car il garde un air impassible. Je finis donc par hocher la tête et m'éclipse.
Non seulement il ne me fait pas confiance, mais désormais, il doit me prendre pour fou.
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J'espère que vous passez de beaux moments de lecture 💙
Bien à vous.
Andy ❤️