En descendant de la calèche, Liliane de Karth s'attendait à beaucoup de choses au sujet du manoir des Macklar, mais certainement pas à une immense bâtisse creusée à même le flanc de la montagne. Cela ne pouvait être désigné comme une maison troglodyte. C'était... un palais. Tout était fait d'un bloc, dans la montagne elle-même. Taillée par des générations et des générations de sculpteurs, dont l'œuvre resterait à jamais gravée dans la pierre millénaire.
La demeure du Marquis était équivalente à celle d'un Duc, en termes de richesse et de prestance, ce qui la laissa pantoise. Elle ne connaissait pas bien l'histoire de ce territoire, mais il était flagrant qu'il avait un statut spécial dans l'empire Kashar. Même pour elle, qui était étrangère à cette puissance, pouvait le deviner.
Après tout, le maitre de ces terres était surnommé « le Chevalier Sanglant ».
Il devait y avoir un sacré passé militaire derrière ça.
-Vous êtes le Duc de Karth ?
La question venait d'une grande femme, à la longue chevelure rouge. Pas rousse. Ses cheveux étaient d'un rouge aussi sombre que le sang. Une Macklar.
Ses yeux verts transperçaient littéralement son frère, qui haussa un sourcil. Vêtue d'un pantalon noir et d'une chemise indubitablement masculine, une épée à la ceinture, elle respirait une assurance hors du commun pour une femme de la noblesse. D'ailleurs, le majordome derrière elle était profondément incliné. Plus loin encore, deux gardes se tenaient décontractés. Visiblement, ils ne s'inquiétaient pas pour sa sécurité.
-Effectivement, fit froidement Liam. Et vous êtes ?
-Vous êtes la femme du Marquis ? s'enquit Liliane.
L'expression franchement révulsée de la belle lui fit hausser un sourcil. Houlà.
-Non, je suis sa... sœur.
L'effort qu'elle mit à prononcer ces mots fit se regarder Liam et Liliane. Eux qui s'entendaient à merveille, ils avaient du mal à comprendre. Ce Marquis était donc si horrible que cela ?
-Bref, venez, grommela la femme.
-Mademoiselle... Vous devez vous présenter, intervint le majordome.
Elle le regarda. Puis revint sur les deux invités, qui l'observèrent avec curiosité. Enfin, surtout Liliane. Le Duc de Karth la trouvait déjà antipathique.
-Je m'appelle Arlette, grinça-t-elle. Macklar. Maintenant, suivez-moi.
-Je ne savais pas le Marquis doté d'une soeur, fit doucereusement Liam, alors qu'ils entraient dans l'imposant bâtiment.
Liliane resta bouche bée devant le hall d'entrée. Haut de trois étages, il y avait un dôme peint tout en haut, et des balustrades donnaient sur les deux niveaux supérieurs. Des colonnes blanches couraient jusqu'à un escalier, tout au fond, et une myriade de portes cernaient deux couloirs de part et d'autre de la pièce. C'était... gigantesque ! C'était obligé, ils avaient dû utiliser de la magie pour creuser tout ça !
-Parce que les gens comme vous s'intéressent aux sœurs des puissants, peut-être ?
La répartie fit redescendre sur terre Liliane. Dos à eux, Arlette les guidait vers le premier étage, d'une démarche souple et rapide. Presque féline.
-Il serait stupide d'ignorer le pouvoir qu'elles peuvent avoir, remarqua Liam en coulant un regard à sa propre cadette, qui lui fit un sourire un peu niais. De plus, je me renseigne toujours sur mes ennemis.
-Alors, vous devriez revoir la qualité de vos espions. Voici vos chambres. Les deux chevaliers qui sont venus avec vous occuperont celles d'à côté. Sur ce, à ce soir pour le diner. Alfred viendra vous chercher.
La porte claqua sur elle, enfermant Liam et Liliane dans la chambre assignée à cette dernière. Interdite, elle se dit que c'était un sacré accueil. Elle n'avait certes pas une très grande expérience de la bonne société, mais tout de même. Kashar était censé être plus civilisé encore que Finiance, non ?
-C'est la première fois que je me fais recevoir de façon aussi grossière, gronda son frère. Décidément, les Macklar n'ont aucune éducation !
-Attends, ne t'énerve pas ! s'exclama Liliane en le voyant foncer comme un bélier vers la porte. Le duché de Karth et le marquisat sont ennemis depuis si longtemps, c'est difficile de se considérer d'un coup comme des alliés !
-J'en ai rien à cirer ! Liliane ! Tu as vu comme elle t'a ignorée !?
-Liam, baisse d'un ton, veux-tu !? Nous sommes ici pour une paix, alors ne commence pas ! Sinon tu retournes au duché !
Le grand Duc de Karth, guerrier capable de terroriser l'empire Kashar à lui seul, prit un air outré digne d'un adolescent.
-Tu n'as pas à me donner d'ordre !
-Tu ne devrais même pas être ici ! L'Empereur m'a demandé à moi de venir, pas à toi ! Alors, soit sage !
Réprimandé à juste titre, il ouvrit la bouche plusieurs fois comme une carpe, avant de croiser les bras en boudant.
-D'accord. Mais je ne serais pas aimable !
-Liam !
-Bon, d'accord, je ferais ce que je peux pour par les tuer. Contente ?
-Oui, sourit sa sœur d'un air angélique dont il n'avait que trop appris à se méfier.
Ne voyant pas l'intérêt de déballer ses affaires, Liliane quitta aussitôt la chambre. Autant se familiariser rapidement avec les lieux, si elle était amenée à rester ici un moment. Elle se demanda où se trouvait le Marquis.
D'après les rumeurs, Logan Macklar avait contracté à ses quinze ans une malédiction d'origine inconnue, le contraignant à vivre la nuit. Incapable de supporter les rayons du soleil, il dormait le jour, et travaillait sur les affaires du duché à partir du crépuscule. Pourtant, malgré cela, il était toujours surnommé le « Chevalier Sanglant ». Titre qui s'était confirmé durant la récente guerre contre Finiance, où, au prix d'un sortilège qui avait failli lui couter la vie, il était parvenu à combattre de jour comme de nuit.
Malheureusement, Liliane ne savait pas où commençait le mythe et où s'arrêtait la réalité.
Mandée par l'Empereur de Karshar, qui souhaitait voir se rétablir l'un de ses meilleurs sujets, elle voulait à tout prix réussir. Car si elle soignait le Chevalier Sanglant, les relations désastreuses entre Karth et Macklar ne pouvaient que s'améliorer. De nations ennemies des siècles durant, ils se tiraient dans les pattes depuis si longtemps que leur antagonisme n'avait plus de source rationnelle. Or, Liliane voulait à tout prix que son frère ait une frontière en moins à gérer. La situation était assez tendue comme ça pour eux, avec la chute de leur royaume natal.
De fait, elle devait rencontrer le Marquis au plus tôt.
En attendant... elle tomba nez à nez avec mademoiselle Arlette. Ou plutôt, cette dernière lui rentra dedans de toutes ses forces, au sortir d'un bureau. Engoncée dans sa robe et son corset, Liliane serait tombée comme un domino si la main ferme de la femme ne l'avait pas saisi par le bras, pour la remettre aussitôt d'aplomb.
-Merci, fit Liliane avec un sourire. Vous avez une sacrée force !
-C'est un fait, grommela Arlette. Vous devriez vous reposer dans votre chambre, le voyage a dû vous épuiser.
-Nullement ! Je souhaite visiter !
-Je crois que vous avez mal compris : je n'ai pas envie qu'une inconnue se balade impunément chez moi.
Loin de se démonter, Liliane lui prit sa main gantée, la prenant au dépourvu. Elle devait avoir l'habitude de repousser les gens avec son attitude revêche.
-Dans ce cas, faites-moi visiter !
La tenant fermement, la jeune femme l'entraina avec elle dans les longs couloirs baignés de lumière. Contre toute attente, Arlette se laissa docilement faire, bien qu'elle fit une grimace désespérée en croisant le vieux majordome, médusé de les voir passer main dans la main.
D'abord du bout des lèvres, Arlette Macklar lui présenta bibliothèque, infirmerie, bureau, cuisines, armurerie et salles des mages. Au fil des pièces, elle commença à se dérider, se faisant probablement à la présence de Liliane. Souriante, la jeune femme lui posait des questions pertinentes sur les lieux, tout en lui faisant remarquer que les cuisines étaient les plus fonctionnelles qu'elle n'ait jamais vues. Mais en arrivant dans la salle des mages, elle se figea.
La pièce était vide, avec des araignées au plafond et une épaisse couche de poussière au sol.
-Vous n'avez plus de mage ici, constata-t-elle en rentrant, l'ourlet de sa robe balayant les moutons couvrant le parquet.
-Effectivement. Comment avez-vous su qu'il s'agissait de leur pièce ?
Liliane regarda Arlette par-dessus son épaule. Bras croisés, appuyée d'une épaule au chambranle de la porte, elle l'observait de ses yeux verts perspicaces.
-La magie laisse toujours une trace résiduelle, répondit-elle avec un sourire triste, en agitant doucement sa main dans l'air. Même après dix... non, je dirais plutôt quinze ans, elle forme une ombre ténue sur les lieux.
La belle rousse haussa un sourcil.
-Bien vu. Ça fait quatorze ans et une dizaine de mois que le dernier mage est mort. Vous êtes versée dans les arcanes ?
-Je suis magicienne.
Penchant la tête de côté, Arlette l'avisa avec plus d'attention. Liliane savait qu'elle ne donnait pas cette impression. Petite femme rondelette, elle respirait une innocence confinant à la niaiserie. Et pourtant, oui, elle faisait partie de la caste très fermée des pratiquantes des Arts.
-Je ne savais pas qu'il y en avait des aussi mignonnes, fit la sœur Macklar en haussant un sourcil.
Liliane haussa un sourcil, avant de rire.
-Vous êtes trop aimable, mademoiselle ! Mais croyez-moi, votre beauté éclipse largement ce que je peux être.
Le compliment eut un effet surprenant. Arlette détourna les yeux avec une moue absolument dégoutée qui la prit au dépourvu. Allons bon.
-Bref. Venez, la magicienne. J'imagine que vous voulez voir les jardins ?
En sortant de la demeure des Macklar, Liliane ne fut même pas surprise de voir son frère, près de la calèche, en train de distribuer ses ordres aux deux chevaliers venus avec eux. Herald et Hector étaient de redoutables guerriers, à l'image de leur maitre. Néanmoins, ils étaient bien plus détendus que lui.
Aussi, lorsque Herald vit arriver la sœur du Duc, au loin, il lui fit de grands signes du bras, joyeux.
-Mademoiselle Liliane ! C'est beau, ici, hein !?
-Je sens que c'est une grande gueule, celui-là, fit platement Arlette.
-Ce n'est pas faux. Mais Herald est un homme adorable.
La sœur du Marquis baissa les yeux sur elle. Elle était vraiment grande. Un mètre quatre-vingt, peut-être ?
-Votre amoureux ?
-Par les esprits, non ! Et puis, c'est plutôt vous, son style de femme.
Cette mine dégoutée... Liliane manqua éclater de rire devant son expression.
-Vous semblez bien vous entendre, remarqua Herald en les rejoignant. Enchanté, mademoiselle Arlette. Je suis le garde du corps de mademoiselle de Karth.
Il s'inclina profondément, avant d'adresser un regard pénétrant à la demoiselle, qui en parut contrariée. À la façon dont sa main se resserra sur la garde de son épée, Liliane jugea bon d'intervenir.
-Herald, mademoiselle est la sœur du Marquis. Si le Marquis est comme mon frère, imagines-tu ce qui peut t'arriver ?
Le chevalier pâlit d'un coup, tout en se redressant.
-Votre frère est surprotecteur ? s'enquit-il.
-Oui.
-Bonne journée, mesdames !
Sur quoi il tourna les talons, retournant auprès de son maitre et d'Hector, qui le regardaient faire d'un air consterné.
-Il est vraiment surprotecteur ? chuchota Liliane en glissant son bras sous celui d'Arlette, afin de l'entrainer vers les jardins.
-Je n'ai pas besoin d'être protégée. Pourquoi m'emmenez-vous vers le terrain d'entrainement ?
-Oh... Je croyais qu'il s'agissait là des jardins.
-Non, c'est par là.
Sous le regard inquisiteur du Duc de Karth, qui fit signe à Herlad de les surveiller à une distance raisonnable, Liliane disparut derrière une grande haie. Pour découvrir les magnifiques jardins des Macklar. Si la montagne surplombait tout le domaine de façon majestueuse, voire menaçante, elle n'empêchait pourtant pas le soleil de se déverser à flots ici. Ceux qui avaient creusé ce palais l'avaient fait de façon à ce que l'astre illumine le plus longtemps possible les lieux chaque jour. De fait, la végétation s'étalant devant la demeure du Marquis était pleine de vie.
Liliane s'amusa à tout découvrir, du potager à la roseraie, en passant par le grand parc aux herbes médicinales, quelque peu en piteux état. Autant à l'abandon que la salle des mages... Si à un moment elle s'inquiéta d'avoir retenu trop longtemps mademoiselle Arlette, celle-ci lui apprit que si elle ne voulait pas être là, elle serait déjà partie.
Elle estima donc qu'elles ne s'entendaient pas trop mal, en dépit de son attitude revêche et de ses réactions parfois surprenantes. Mais ce qui ressortait surtout, c'était la fierté évidente qu'elle tirait à faire découvrir à Liliane les merveilles du domaine Macklar. Elle aimait cet endroit, c'était une évidence.
Lorsqu'elles arrivèrent devant l'autel de l'esprit protecteur de la famille, elle le lui présenta. Taillée dans une pierre noire, avec des yeux de rubis, la sculpture grandeur nature d'un homme revêtu d'une cape semblait les toiser. La statue était vieille, remontant au premier Marquis. L'esprit qui avait béni leur famille de ses pouvoirs se nommait Hemall. Ce dernier, sauvé par Logan Macklar premier du nom, avait octroyé des dons au combat hors normes à ce dernier. Dons qui s'étaient transmis de génération en génération, comme dans toutes les familles dotées d'un esprit protecteur.
-Alfred viendra vous chercher pour le diner avec mon frère, lui rappela Arlette en la reconduisant à sa chambre. Reposez-vous en attendant. Ou faites ce que vous voulez, mais restez là. Il n'a plus l'âge de vous chercher de partout dans le bâtiment.
Elle resta donc sur place, tout en remarquant qu'Herald se postait en garde devant sa porte. Hum... Liam était vraiment trop prudent. Ou était-elle simplement trop insouciante ? Avec un soupir, elle se dit que c'était probablement un mélange des deux.
Résignée, elle décida de se reposer en attendant que l'on vienne la chercher. Après tout, elle était là pour trouver une solution pour aider le Marquis de Macklar. Et vu le caractère de la sœur, elle sentait que ça n'allait pas être une partie de plaisir de tirer les vers du nez au frère.
La nuit était tombée depuis longtemps lorsque Alfred vint la chercher. Ou plutôt, elle et Liam, qui était venu papoter, car il s'ennuyait ferme, seul dans son coin. Elle lui expliqua tout ce qu'elle avait vu, ainsi que la salle des mages vide. Il ne parut pas surpris. Après tout, si l'ancien mage n'avait pas été foutu de guérir le Marquis, pourquoi le garder ? Avec une grimace, Liliane se dit que son frère était si tendu qu'il risquait de déclencher une guerre si Logan Macklar respirait trop fort à côté de lui. Elle allait devoir sacrément temporiser !
Mais, une fois face à leur hôte, elle resta bouche bée. Attendez...
C'était lui, le Marquis de Macklar !?