-Lance ! rugit Rainier.
Relevant la tête, Lev repéra aussitôt la Lance de Gentem. Une chance qu'il soit un géant, car malgré la taille des démons autour d'eux, il parvenait encore à le repérer. Mais surtout, il savait ce que son cri signifiait.
Levant le bras, il attrapa la Lance de Rainier au vol. Projetée avec une force phénoménale, cette dernière l'emporta sur sa route, le libérant soudain du cercle de démons où il se trouvait bloqué. L'instant suivant, Cara tombait à sa place, les pulvérisant de son Marteau.
Mais en vérité, ce n'était pas ça le but de la manœuvre. Fendant les cieux, s'agrippant à la Lance, Lev repéra aussitôt le problème, à un autre endroit du champ de bataille.
À l'écart des autres, Véra se trouvait aux prises avec un démon de type colosse. Armé d'une énorme masse, ce dernier cherchait à l'écraser, avec une vélocité inhabituelle pour sa taille. L'Épée était en difficulté.
Lâchant la Lance, Lev tomba en direction du sol, son Bouclier en avant. Il devait se trouver à vingt mètres au-dessus de la tête du démon.
Dissociant son corps de la douleur, il renforça son bouclier, en appelant à sa magie intrinsèque. Une sorte de halo l'enveloppa, tandis qu'il filait comme un boulet de canon vers le sol... Et il percuta la tête du colosse de plein fouet. Son crâne explosa sous l'impact, projetant à terre son corps immense.
Vu de prés, il était plus gros que prévu. Il devait faire dans les trois mètres de haut.
-Merci, Lev ! lança Véra.
-Mais de rien, belle-sœur.
-Ta gueule !
Il éclata de rire en partant en courant à sa suite. Ils devaient rejoindre les autres. Frappant de son Bouclier un démon qui tentait de le charger, Lev le projeta si fort en arrière qu'il percuta un de ses petits potes. Il fronça les sourcils en observant les lignes ennemies. Ils étaient nombreux, aujourd'hui.
-Bouclier, à droite !
Écoutant Véra, Lev posa un genou à terre, levant son Bouclier au-dessus de sa tête. Sautant dessus, elle fit confiance à son partenaire de combat pour la projeter en plein cœur de la bataille. Parfait.
-Rainier ! rugit-il en repartant en courant, sa belle-sœur atterrissant comme une furie dans les rangs ennemis.
Les sortilèges d'Éléazar leur permettaient de communiquer, à quelque endroit qu'ils se trouvent sur le champ de bataille. Un avantage, car à plusieurs dizaines de mètres de lui, le Duc de Hastam parvint tout de même à planter sa Lance dans le sol, dans l'angle idéal. Grande et imposante, cette arme fichée en biais dans la terre était un tremplin idéal pour qui voulait faire mal.
Courant sur la hampe de la lance, Lev sauta dans les airs, bien plus haut qu'il le fut possible pour un être humain. Puis, comme tantôt, il se laissa tomber vers le bas, pour percuter le sol de son Bouclier. L'onde de choc renversa les démons sur plusieurs mètres.
Les soldats de Gentem, à l'affut, en profitèrent pour les exécuter, sans autre forme de cérémonie.
Les Protecteurs faisaient les plus gros dégâts, les autres faisaient les finitions.
-Lev ! cria Éléazar depuis son collier. Cara a besoin d'aide !
-Où !?
-Quatre colosses sont sur elle !
Les colosses, il n'eut aucun mal à les repérer. Ils abattaient leur masse à tour de rôle, cherchant probablement à écraser le Marteau de Gentem. Étant donné la cadence d'attaque, elle devait pouvoir esquiver, mais pas contre attaquer. Merde !
Renforçant de nouveau son Bouclier devant lui, Lev fonça dans les tas. Tel un bélier, il fit une percée, projetant ses adversaires de toute part. Sa trouée était bien visible pour l'Épée et la Lance. Courant à toute vitesse, s'appuyant sur son armure, Lev arriva devant les colosses à l'instant où Cara trébuchait.
Sans l'ombre d'une hésitation, il se jeta devant elle, levant son Bouclier au-dessus de lui.
La première masse se fracassa contre l'acier, l'impact se propageant jusque dans ses genoux. Serrant les dents, il se campa sur ses jambes, tandis que Cara poussait un juron en voyait le deuxième colosse frapper.
Une pluie de coups d'une force titanesque tomba sur Lev. Tenant bon, il sentait la force des impacts faire céder le sol sous lui. Cara ne pouvait plus sortir de sous sa protection, sous peine de se faire écraser. Il ne devait pas lâcher. Surtout pas ! Pourtant, il avait l'impression que les démons tentaient de le planter dans le sol comme un vulgaire piquet de clôture. Les frappes étaient si fortes et si rapides qu'il ne pouvait rien faire hormis encaisser.
-Par terre ! cria-t-il au Marteau, qui se roula en boule.
Leva tomba alors sur un genou, soutenant le poids de son Bouclier du mieux qu'il le pouvait. Cara criait à Véra et Rainier d'arriver au plus vite. Les marteaux se fracassaient sur lui, faisant vibrer ses bras, jusqu'à ses épaules. Ses cuisses se contractaient pour contrer les poussées qui tentait de le mettre à terre, Lev ne sut pas exactement ce qu'il se passait au-dessus de lui. Mais les coups se firent soudain moins nombreux. Une pluie de sang tomba autour d'eux, puis il y eut le bruit sourd de corps énormes tombant au sol.
Ou alors était-ce le bruit du sien, lorsqu'il se retrouva soudain à regarder le ciel embrumé des terres désolées ?
*
C'était un cauchemar.
Chose anormalement rare, Flavia vit Lev retourner des combats en premier. Ou plutôt, trois Protecteurs surgirent soudain du portail. Son sang se figea dans ses veines lorsqu'elle comprit pourquoi.
Rainier tenait son mari inconscient dans ses bras.
Le géant de Hastam se mit à courir, Éléazar à ses côtés, tandis que Cara et Véra demeuraient de l'autre coté du portail pour s'assurer qu'aucun soldat ne reste sur la terre des démons. Flavia n'hésita pas une seconde. Elle suivit le mouvement, jusqu'à la cuisine. Là, Ingrid la cuisinière ne mit pas longtemps à comprendre. Débarrassant la table, les deux femmes étendirent un linge dessus avant que l'on y dépose son mari.
-Il est vivant, la rassura le Mage. Mais il a pris de mauvais coups en protégeant Cara.
Claquant des mains, Éléazar fit se dissocier l'armure du corps de son mari. Le cœur au bord des lèvres, Flavia découvrit l'ampleur des blessures de Lev. Cervicales abimées, épaule démise, avant-bras brisé du côté où il tenait le bouclier. Une cheville déboitée et une jambe cassée, en plus d'une rotule pulvérisée.
Horrifiée, elle ne chercha pas à savoir ce qu'il s'était passé. Ce n'était pas le moment.
Suivant les consignes du médecin et du Mage, elle les assista dans les soins. Rainier aida à réduire la fracture, usant de sa force pour aligner les os de la jambe. Éléazar arrêta l'hémorragie, tandis que le médecin désinfectait la plaie. Pendant ce temps, Flavia s'occupait de remettre en place son épaule. Le claquement sourd était effrayant, et la douleur aurait fait s'évanouir Lev s'il ne l'était pas déjà. En sentant son corps rendu malléable par l'inconscience, elle devait retenir ses larmes.
Des blessés, elle en avait vu des centaines. Elle en avait soigné tout autant, tout comme elle avait soigné Véra.
Mais Lev...
Sa fonction de Bouclier le poussait à prendre des risques inimaginables.
-On va devoir le transporter dans la chambre, Duc, fit le médecin, pour Rainier.
Ce dernier hocha la tête, tout en reprenant son ami dans ses bras le plus délicatement possible. Une fois dans la chambre, Éléazar entreprit des soins plus profonds. Dans la chambre aux rideaux tirés, il enveloppa Lev d'une lueur bleutée. Les mains tendues au-dessus du blessé, le Mage avait les sourcils froncés, le visage pâle.
Debout, observant la scène avec angoisse, Flavia sursauta lorsque Rainier la prit dans ses bras. Elle aurait été stupéfaite par ce geste, en d'autres circonstances. Mais là... Il lui caressa doucement le dos, en signe de réconfort.
-Ne t'en fais pas. Il s'en remettra.
-Ce n'est pas la première fois que ça arrive, n'est-ce pas ?
Le géant à la peau sombre secoua la tête.
-Malheureusement, non.
Ils restèrent un long moment silencieux. Cara et Véra arrivèrent, pour découvrir Éléazar en pleins soins magiques. Les deux vinrent enlacer Flavia à leur tour, tout en lui promettant qu'il s'en remettrait.
Finalement, ils furent mis à la porte par le Mage. Il avait besoin de toute sa concentration, et quatre spectateurs lui tapaient sur le système. Le ventre noué, Flavia n'avait pas envie de partir. Mais elle voulait que Lev soit soigné.
Béa et Gaston leur proposèrent de boire et manger quelque chose. Si elle, elle ne pouvait rien avaler, les guerriers sortaient tout juste d'une bataille. Ils s'attablèrent donc, dans un salon voisin de la chambre ducale.
En apprenant comment son mari avait fini ainsi, Flavia sentit sa gorge se nouer.
-Si je n'avais pas glissé, il ne serait pas dans un tel état.
-Cara, ne t'en veux pas, intervint Rainier. Tu étais en très mauvaise posture et vous avez fait ce que vous pouviez, tous les deux. Compris ?
-Et puis, pense au nombre de fois où c'est toi qui as sauvé Lev, ajouta Véra. Il ne voudrait pas que tu t'en veuilles. Mais que tu sois inquiète est légitime.
Ils hochèrent la tête, avant de se tourner vers Flavia. Immobile sur sa chaise, elle faisait tourner l'eau dans son verre, totalement absente. Ils ne savaient pas quoi dire pour lui remonter le moral.
-Tu sais, j'ai un immense respect pour Lev.
Elle leva les yeux sur Rainier. Il lui souriait doucement.
-Lev a le rôle le plus dangereux des Cinq Protecteurs. C'est en partie la raison de son caractère, d'ailleurs.
-Comment ça ?
-Les Cinq Protecteurs sont là pour protéger le royaume de Gentem, en repoussant les assauts des démons, expliqua Cara. De fait, on attend de nous sacrifice et dévotion. Mais les habitants du royaume ne savent pas réellement ce que cela implique. Ils vivent dans les terres, loin des batailles. Pour eux, les démons sont une chose bien lointaine. De fait... Ils ont parfois du mal à comprendre pourquoi nous sommes Ducs et Duchesses, et pourquoi le Roi nous accorde tant de pouvoir.
-Ils pensent que nos acquis sont usurpés, et que nous ne sommes que des nantis bien installés dans leur lit, ajouta Véra. Comme tous les autres nobles. Cela exaspère Lev. Il est celui qui morfle le plus en combat, celui qui sacrifie le plus sur le champ de bataille.
-Son rôle de Bouclier fait qu'il encaisse tous les coups. Et que ses attaques sont parfois aussi dangereuses pour son corps que pour son ennemi, remarqua Cara.
-Nous lui avons même interdit d'en utiliser certaines que nous avons développées ensemble, ajouta Rainier. Il prend son rôle de Protecteur à cœur. Il estime qu'en tant que Duc de Clypeus, il se doit de se sacrifier pour protéger son peuple, comme son grand-père avant lui. Le nord en a pleinement conscience, mais pas les nobles et les gens de l'intérieur.
Ils hochèrent tous la tête. Ils étaient tous trois dans le même cas. Le sacrifice, la dévotion et l'absence de reconnaissance de certains, ils connaissaient.
-Néanmoins, nous sommes les Protecteurs, et sans nous les gens seraient déjà morts, ajouta Véra en s'adossant à son siège. C'est pour cela que Lev mets un point d'honneur à ce que l'on se rappelle de son titre, de sa fonction, et du respect qui lui ai dû. Tu le sais, ma sœur, les familles de Protecteurs ont tendance à oublier cet état de fait, car ils voudraient s'accaparer les avantages du titre ducal. Mais ils oublient aussi les devoirs qui nous incombent.
Flavia hocha la tête. Cela expliquait l'attitude de Lev, aussi bien avec son propre père qu'avec le sien. Comment tolérer qu'on lui parle mal, alors qu'il sacrifiait son corps et sa vie pour leur protection à tous ?
-J'ai le plus grand respect pour Lev, répéta une nouvelle fois Rainier. Et c'est pour ça que de prime abord ton mariage avec lui m'a inquiété.
Elle releva le nez, pour voir le regard doux du Duc posé sur elle.
-Nous avons besoin que nos conjoints nous soutiennent. Mon propre mariage ne m'a jamais apporté cela. J'avais peur qu'il en soit de même pour Lev. Mais... Je suis rassuré, à présent. Vous êtes fait l'un pour l'autre.
En dépit des circonstances, elle rougit.
-On compte sur toi pour prendre soin de ce grand con, ajouta Cara avec un sourire.
Le reste de la journée se passa dans l'inquiétude. Il ne se réveillait pas. Les autres rentrèrent chez eux. Véra raccompagna Éléazar. Le Mage titubait en quittant la chambre. La magie l'avait épuisé. La nuit, elle la passa au chevet de son mari. Allongée en boule à son côté, elle lui tint la main, comme pour s'assurer qu'elle ne devienne pas froide. Seule dans la pénombre de la pièce, uniquement éclairée par le clair de Lune, Flavia veilla, les yeux grands ouverts.
Même s'ils étaient mariés depuis moins d'une semaine, elle connaissait mieux Lev que bien des personnes. Ce n'était pas présomptueux de sa part de la penser, elle le savait.
Car cela faisait cinq ans qu'ils entretenaient une correspondance régulière. Régulière ? Non... Hebdomadaire. Chaque semaine, ils se répondaient. Chaque semaine, elle attendait impatiemment l'arrivée du courrier, pour recevoir sa lettre.
Comment cela avait-il commencé ? Ah... Elle s'en souvenait très bien. Elle s'occupait des affaires du duché de Gladia à la place de sa sœur la majeure partie du temps, sauf pour des sujets politiques très précis. De fait, elle avait l'habitude d'ouvrir tout son courrier. Nul ne connaissait sa fonction, en grande partie car Véra ne voulait pas qu'on l'importune. De plus, elle avait disparu de la bonne société depuis un moment déjà, à l'époque.
Un jour, alors que Véra était en mission dans les terres désolées, elle avait reçu une lettre frappée du sceau du Bouclier. Les rares échos qu'elle avait eus du Duc de Clypeus, à l'époque, consistaient pour la majeure partie de ragots sur son apparence et son caractère. Un homme frivole, si beau qu'il n'avait pas de cerveau. Et il n'en avait pas besoin, sa beauté faisait tout. Rien de très intéressant, en vérité. Sa seule distinction, aux yeux de Flavia, était qu'il soit le coéquipier de sa sœur comme Protecteur.
Cette lettre, elle la conservait bien au chaud avec les autres, dans un coffret caché dans sa chambre dans la forteresse Gladia. Le point de départ de leur histoire. Le sceau qu'elle avait brisé était tout à fait officiel.
Le contenu l'était moins.
« Véra, espèce de peau de vache ! Tu as perdu ton pari, et tu le sais ! Tu me dois quarante pièces d'or ! Ce n'est pas pour l'argent, c'est pour le principe ! Si tu ne me pais pas, je viendrais jusque chez toi pour piller ton coffre ! »
On faisait mieux, comme missive.
Elle avait été décontenancée. En partie parce qu'elle ne comprenait pas comment on pouvait s'adresser à sa sœur de la sorte. Mais aussi parce qu'elle n'avait jamais lu de missive aussi vindicative pour une telle broutille.
Très professionnelle, elle lui avait répondu qu'il était inutile d'en arriver là. De plus, elle avait joint la somme demandée.
Quelle n'avait pas été sa surprise, en recevant une réponse peu de temps après !
« Tu as une semaine de retard, il manque les intérêts. »
Pour le coup, elle lui aurait bien fait manger sa lettre. Néanmoins, elle lui avait de nouveau répondu, lui demandant quels pouvaient donc bien être les intérêts pour un tel pari, quel qu'il soit. Des bouteilles de vin du duché, et pas n'importe lesquelles, à priori. L'affaire close, Flavia avait cru l'histoire finie. Mais elle avait reçu, quelques jours plus tard, une lettre de remerciement. Il pensait qu'elle lui aurait fourni de la piquette et non pas un grand cru. Elle lui avait signifié que l'honneur des Gladia impliquait de fournir le meilleur, même aux odieux personnages.
Aussi étrange que cela puisse paraitre, leur correspondance avait commencé ainsi. Les lettres s'étaient adoucies au fil du temps. Ils s'étaient raconté beaucoup de choses, en cinq ans, même si c'était trivial, pour la majeure partie. Comment était la vie dans leur duché respectif, selon les saisons. Les contrariétés familiales. Les festivités à préparer, les récoltes abondantes ou non de l'année.
D'une façon insidieuse, il était rentré dans sa vie par le biais de leur correspondance. Au plus le temps passait, au plus leurs discussions étaient intéressantes. Cet homme qu'elle n'avait jamais vu, qui était pourtant réputé pour être si beau et si bête, était brillant. Dévoué. Et caractériel. Elle ne comptait même pas le nombre de lettres où il râlait à cause des pintades de bals où il était allé, et où il regrettait de ne pas l'avoir vu.
Les années étaient passées, mais une chose n'avait jamais changé.
Au bas des lettres, son nom n'avait jamais figuré.
Toujours, elle avait signé du nom de Véra.
Les yeux dans les ténèbres de la chambre, elle serra la main de Lev dans la sienne, pleine d'angoisses. Elle devait lui dire la vérité. Serait-il déçu ?