- Dis-moi, tu aimes les crevettes ?
Mes yeux quittent le jeu de cartes enfouis entre mes doigts pour élucider sa question inattendue en cherchant quelconque indice à l'intérieur de ses prunelles grises. Cet homme est maître dans l'art de la manipulation, il ne me faut pas longtemps pour déchiffrer sa tentative de déstabilisation. L'enjeu de ce soir est de taille, je n'ai pas le droit à l'erreur.
- Je sais ce que tu essayes de faire.
- Ah oui vraiment ? Demande-t-il en dévoilant son brelan face à moi.
D'une œillade discrète, j'inspecte sa réalisation avant d'être interrompu par l'un des serveurs du casino qui nous apporte un apéritif gourmand et raffiné, accompagné d'un seau dans lequel un champagne prestigieux trône sur son lit de glace. L'amusement se lit sur mes lèvres fines quand d'un geste professionnel, l'homme dépose le plateau doré, doté d'une coupelle de crevette. Mon adversaire impétueux ne m'a pas lâché du regard, telle deux lames aiguisées, ses yeux analysent chacune de mes réactions. Il n'y a pas un moment où le danger ne plane pas autour de lui.
L'atmosphère se charge d'électricité lorsqu'un duel visuel éclate entre nous. Interdiction de me laisser déstabiliser par son air inébranlable. Je sais qu'il n'attend que ça et ce serait vraiment dommage de gâcher l'opportunité de diminuer cette dette qui m'enchaîne à ce bourreau, aussi plaisant qu'énervant. Tenant mon jeu de ma main gauche, j'attrape un 7 de cœur de la droite pour le placer sur le tapis.
- Autant te dire que ta technique ne marche pas, tu perds ton temps.
Ma remarque lui arrache un sourire énigmatique alors que ses iris semblent s'accrocher à chaque parcelle de mon visage. D'un geste débordant d'assurance, ses doigts disparaissent sous sa veste d'un blanc immaculé avant d'en extirper son jouet favori qu'il dépose sur la table sans interrompre notre joute muette. Salaud, à quoi joue-t-il au juste ?
Son Magnum n'était pas de la partie, il contrôle mes nerfs aussi bien que ce jeu mortel qui s'invite entre nous. Il jubile, je le sais, me troubler est l'un de ses passe-temps préférés. Ce malade se nourrit des tourments dont ses proies sont victimes, et comme si ce n'était pas suffisant, sa longue jambe vient frôler la mienne invitant mes sens à s'éveiller un peu plus. Lara, concentre-toi bon sang...
Mes yeux noisette font des allers-retours entre lui et son flingue alors que sa main passe sous la table pour débuter un autre jeu tout aussi délicieusement malsain. Ma cage thoracique monte et descend libérant un souffle discret qui n'échappe pas à mon opposant, spectateur de mes réflexes primaires. Merde Lara, réveille-toi, il s'amuse, ne te laisse pas guider par cet effrayant séducteur, son invitation respire le péché, un péché dans lequel tu ne dois pas croquer. Sa large main cajole mon genou embrasant ma peau recouverte d'une chair de poule incontrôlable. Si je ne rattrape pas cette descente en enfer, je suis foutue. Il est temps de reprendre mes esprits, je dois me focaliser sur mon objectif.
- À quoi tu joues ? Demandé-je en attrapant une crevette que je savoure.
- Aux cartes Bella, un problème de vue peut-être ?
- Aucun.
- Molto bene, ne te prive pas sur la dégustation surtout, dit-il avant de porter son verre de champagne à ses lèvres pour y goûter le nectar prestigieux.
D'un regard extérieur, on pourrait croire qu'il s'agit là d'un simple rendez-vous, d'une partie de cartes banale, mais c'est bien plus que ça. À aucun moment, il ne rompt cet échange entre nous faisant naître une ambiance étrange, à la fois tendue et brûlante. Giorgio continue sa petite distraction sous la table venant à plusieurs reprises caresser ma jambe ne faisant qu'alimenter les limbes qui me guettent. Je décide de rentrer dans son jeu, si déconcentration il doit y avoir, elle se fera des deux côtés.
La pointe de mon talon vient frôler sa cheville pour remonter lentement sur son mollet dans un geste sensuel. Si je crois apercevoir un léger sourire au coin de ses lèvres, il n'est que de courte durée. Giorgio ne perd pas son objectif de vue, ma chute est sa priorité. Il dépose d'un coup de maître une combinaison de cartes face à moi, exposant ainsi un total de 62 points rapprochant le mafieux de la victoire. Dans un soupir las, je viens piocher une carte dans le tas, celle-ci m'arrache un sourire discret. Bien que cette dernière ne me soit d'aucune utilité pour contrer son attaque, elle a néanmoins une signification bien particulière.
Quel meilleur schéma que le roi de pique pour représenter mon adversaire ? Un adversaire imperturbable quoique je fasse. Peut-être que mes paroles auront plus d'impact que mes gestes.
- Je trouve ça curieux qu'un homme qui n'aime pas perdre son temps le gâche avec une « pouilleuse insignifiante ». Quelque chose à cacher Giorgio ?
- Il me semble t'avoir déjà dit que la curiosité était un vilain défaut Lara, besoin d'une nouvelle leçon ?
Le froid de ses iris me happe et me glace la respiration alors que subtilement, sa main glisse jusqu'à son arme pour la faufiler sous la table. Je m'en aperçois que lorsque le canon glacé de celle-ci vient traîner sur mes jambes dénudées laissant un frisson me traverser le corps entier. La tension monte d'un cran et la dangerosité vient désormais se mélanger à ce climat insondable, infernal et profond sans pour autant briser cette connexion ardente entre nos regards débordant d'animosité et de promesses acharnées.
- J'essaye juste de comprendre ce qui se cache sous ton masque, répondé-je malgré tout.
Je sais d'ores et déjà que ma réponse risque d'agacer l'Italien. S'il y a bien une chose qu'il déteste, c'est que j'utilise ses propres manœuvres pour retourner la situation contre lui, mais ce serait dangereux de penser que celles-ci puissent suffire à le faire tomber. Giorgio Maccini a toujours un coup d'avance, il ne faiblit jamais.
Je sens le canon de son précieux finir sa course folle entre mes cuisses avant que le bruit du cran de sécurité de son arme vienne fendre le silence d'un petit « clic ». Je me fige alors que l'inquiétude prend doucement possession de mon être. Je savais qu'il n'allait pas apprécier mes questions, il me le fait savoir à sa façon, avec lui, pas de juste-milieu. Une sorte d'excitations vient se mélanger à ma crainte, un sentiment que j'ai découvert aux côtés de cet homme. Je n'aurais jamais pensé que le danger pouvait être aussi séduisant.
Suis-je folle ? Oui, sans aucun doute, il faut être légèrement cinglée pour côtoyer l'homme en blanc et son territoire impraticable, souvent casse-gueule.
- Rappel moi la règle numéro cinq Lara, ordonne-t-il sans dégager son arme.
- Ne jamais jouer avec le feu...
- Et pourquoi ?
- Parce que tôt ou tard, le retour de flamme engendre une chute fatale...
Son sourire en dit long, ma réponse semble satisfaire ses attentes, quant au mien, il s'estompe progressivement lorsqu'il abat sur notre table son dernier tour comportant l'imbattable joker pour doubler mes points et provoquer ma défaite. Mon regard se perd sur mon propre jeu qui lui aussi comporte dans ses rangs le fou au chapeau clocheté. Fais chier...
- On sait tous que les grands brûlés ne s'en sortent jamais indemnes Lara, fino alla morte, souviens-t' en si tu ne veux pas finir marquée à vie.
Ses mots résonnent en moi, ils vibrent et me secouent. Est-il seulement conscient que je me suis brûlée depuis longtemps à ses côtés ? Ma rencontre avec lui a tout changé, elle m'a changée. Je suis marquée de son empreinte pour le restant de mes jours, marquée de sa folie et ses démons. Une cicatrice qui m'a été difficile d'accepter après tout ce qui s'est passé, mais la vérité ne pouvait être niée plus longtemps. Un jeu malsain s'est installé entre nous, et même si parfois, je pense le haïr, une nouvelle facette se présente à moi attisant chaque jour un peu plus mes sentiments à son égard. Je suis victime de sa perversité, victime de ses pièges les plus affriolants aussi douloureux soient-ils. Il est la quintessence même des sept péchés capitaux, le fruit empoisonné dans lequel j'ai croqué avec insouciance. Je suis victime de son enfer...
- N'y vois rien de personnel, mais cette chute était inévitable, poursuit-il en me coupant dans mes pensées. Désormais, en plus d'avoir une dette collée au cul, tu me dois un gros service, Bella.
Je repense à l'enjeu de cette partie de cartes qui était d'effacer ma dette, ou du moins, la diminuer de moitié. Il faut croire que la chance m'a définitivement abandonnée. Non seulement, je me retrouve avec la totalité de ma note sur le dos, mais en plus, je lui dois une faveur, et quelque chose me dit que celle-ci ne va pas me plaire.
- Inévitable en effet, murmuré-je.
Son arme quitte lentement l'intérieur de mes cuisses pour mon plus grand plaisir, enfin, j'essaie de m'en persuader tandis que je pose mes cartes face cachée sur la table. D'un geste contrôlé, il porte son verre de champagne à ses lèvres pour le terminer sans pour autant ôter son regard du mien. Je soutiens celui-ci avec une animosité fiévreuse et imite son geste laissant le pétillant se déverser lentement dans ma gorge nouée. Le jeu étant terminé, je finis par me lever dans une parfaite coordination avec l'italien qui décide de s'approcher de moi d'un pas déterminé. Avec lui, ça ne s'arrête jamais.
Son arme toujours en main vient glisser sous mon menton d'une caresse à la fois douce et audacieuse m'obligeant ainsi à lever la tête pour me confronter à son air indescriptible. Son imposante carrure me force à reculer d'un pas pour me retrouver coincée entre son corps et la table. Cette proximité commence à éveiller une sensation brûlante contrastant avec son regard glacial. Comment arrive-t-il à me faire ressentir ces deux sensations que tout oppose ?
- Qu'est-ce que tu attends de moi pour ce service ? Demandé-je, faiblement, essayant de garder les idées claires.
Son corps presse le mien moulant nos bassins. Son visage n'est plus qu'à quelques centimètres, je peux ressentir son souffle chaud s'échouer sur le bord de mes lèvres. De sa main libre, il redessine mes courbes avec lenteur laissant mon enveloppe charnelle fondre à son toucher quelque peu luxueux. Un frémissement visible s'offre à sa vue conquise, son sourire ne me dis rien qui vaille. Ses lèvres effleurent quasiment les miennes sans pour autant les goûter laissant nos expirations se marier périlleusement. Ne craque pas, ne le laisse pas gagner plus qu'une partie de cartes, écoute ce qu'il a à dire et prends tes jambes à ton cou, il est toxique pour ta santé.
- Es-tu prête à te dresser aux côtés de la mort, Lara ?
Sa demande me surprend et me pousse dans la réflexion. Que pourrais-je lui répondre quand moi-même, je n'ai pas la réponse à cette question ? Ma gorge se balance de haut en bas lorsque j'avale ma salive avec difficulté, son jouet d'acier en suit les reliefs m'enveloppant dans un mirage obscène et hypnotique faisant de moi une cible appétissante à ses yeux.
C'est à mon tour d'entrer en piste. S'il m'a appris une chose, c'est qu'il faut toujours préparer ses coups d'avance, et le mien attend sagement. C'est avec un élan de courage que mes doigts se carapatent derrière mon dos allant chercher cette fameuse carte face cachée contre le tapis. Il aime le jeu, et m'oblige à jouer avec lui. J'ose me servir de l'atout avec lequel il a signé ma défaite en glissant cet aliéné au chapeau loufoque entre nos lèvres prêtes à scellées ma descente en enfer. C'est avec force d'âme que je mets fin à cette partie imprudente et enflammée. Il est et restera le fantasme inavoué dont je dois me protéger.
- Joker Giorgio...