Après qu'Egrim fut arrivé chez le mage, Mishi et Narsa étaient aussitôt ressortis. Dehors, la nuit était tombée sur la ville. Il n'y avait presque plus de piétons et un vent frisquet s'était levé, donnant une ambiance un peu glauque sur les lieux.
Mishi marchait, Narsa volait à ses côtés, toutes deux en direction de l'auberge pour y retrouver Leerian. La fée guidait la sirène, connaissant Wondor comme sa poche.
Il ne leur fallut qu'une dizaine de minutes pour trouver l'endroit. Une auberge bien classique de trois étages, les murs extérieurs construits à partir d'un mélange de bois et de terre cuite. Et juste au-dessus de la porte, se balançant légèrement dans la brise du soir, le panneau du joyeux centaure grinçait contre ses deux chaines de métal.
— Très accueillant, fit Mishi.
— Pas vraiment, en fait...
— C'était sarcastique.
Narsa grommela quelque chose tout en levant les yeux au ciel. Elle était comme ça ; elle ne comprenait jamais le sarcasme.
La fée rétracta ses ailes derrière son dos, se posant au sol devant Mishi, et s'engagea la première vers l'auberge. Dès que la porte fut passée, une intense musique de guitare acoustique et de percussion explosa aux oreilles des deux filles. La salle était pleine de nains et de lutins, parlant et riant fort tout en balançant des grandes choppes de bières. Mishi grimaça, dégoûtée du spectacle. Elle détonnait complètement dans ce genre d'endroit.
Elle sortit la clé que lui avait donnée Egrim de la poche avant de son pantalon. Une grosse clé en fer, où était gravé le chiffre quatre. C'était forcément le numéro de sa chambre... mais où était-elle ?
— Vous cherchez les chambres ?
Mishi leva la tête vers le bar. Derrière le grand comptoir de bois vernis, une elfe rousse était occupée à frotter une choppe avec une guenille.
Narsa s'efforça d'apercevoir la barmaid, mais elle était si petite qu'elle n'y voyait rien. Elle s'envola alors, tentant de se soulever d'un mètre, mais il y avait si peu d'espace qu'elle ne réussit qu'à gifler Mishi en plein visage avec ses ailes.
— Aïe !
— Oh, la fée ! s'exclama la rousse. Chez moi, on garde les pieds au sol. T'as qu'à grimper sur une chaise si tu veux prendre de la hauteur.
Narsa grogna de frustration en se posant à nouveau à terre.
— On cherche seulement la chambre numéro quatre, dit Mishi tout en frottant sa joue rouge.
— Son occupant s'est commandé un passe-temps ? fit la barmaid avec un sourire en coin.
Mishi inclina la tête, sans comprendre. L'elfe soupira.
— Bon, c'est là-haut, dit-elle en pointant l'escalier. Faites attention à ne pas craquer le lit, le bois est vieux.
— Merci...
La rousse pouffa d'un rire moqueur. Mishi posa la main sur l'épaule de Narsa et l'entraina avec elle vers l'escalier, longeant le même mur que la porte d'entrée. Tout en grimpant, Mishi risqua un regard vers la salle. Elle voyait tous les nains et les lutins, surement saouls pour la plupart, lui lancer des coups d'œil intéressés. Mishi grimaça en couru les dernières marches.
— Je crois que les femelles sont plutôt rares, ici, fit Narsa en la suivant de près. Sauf celles qui... travaillent.
— Comme l'elfe au bar ?
— Non... un autre genre de travail.
Mishi haussa les épaules, sans comprendre. Arrivé au deuxième plancher, tout un tas de portes se présentait devant elles, et la numéro quatre était parmi elles. Mishi s'en approcha et cogna contre le battant.
— Leerian, tu es là-dedans ?
Aucune réponse ne lui vint. Mishi leva la clé, lisant parfaitement le chiffre gravé dessus, puis le même sur la porte. Elle ne se trompait pas ; c'était bien ici que son petit elfe devait être.
— Leerian ? fit-elle à nouveau. C'est Mishi.
— Peut-être qu'il dort, dit Narsa. L'autre avait bien dit qu'il était épuisé.
Mishi enfonça la clé dans sa serrure et la tourna dans tous les sens jusqu'au déclic. Enfin, elle entra dans la pièce. Il y faisait si sombre qu'elle n'y voyait pratiquement rien.
— Leerian ?
Un bruit lui parvint, faible, comme un courant d'air... Narsa s'avança devant Mishi et, de sa paume, fit jaillir de petites étincelles vertes qui se répandirent comme des lucioles. Elles illuminèrent la chambre, découvrant un lit... et une personne étendue dessus.
Le son étrange se répéta ; un ronflement. Leerian était couché sur le ventre, les membres en étoile et la bouche ouverte, bavant sur l'oreiller et ses cheveux tombant sur ses yeux.
Mishi s'agenouilla près de lui, posant la main sur son bras avec précaution. Elle le secoua doucement pour le réveiller, sans résultat. Elle y mit un peu plus force, et persista pendant une trentaine de secondes avant que Leerian s'arrête enfin de ronfler.
— Leerian, bon sang, est-ce que ça va ?
— Han... ouais... j'arrive, maman...
Mishi lâcha sa prise sur son bras. C'était clair ; son petit elfe n'allait pas bien.
— Allez, réveille-toi, insista Mishi. Le mage pourra te soigner... peu importe ce que tu as.
Leerian ne dormait plus. Il était quelque part entre le rêve et l'éveil... il était conscient, mais son imagination jouait des scènes étranges devant sa vision. En ouvrant les yeux en deux petites fentes pour croiser le regard violet et magnifique de Mishi, ses songes continuaient toujours. Il voyait sa mère, le réveillant en douceur avec son tendre sourire. Mishi tourna la tête vers Narsa – la mère tourna la tête en direction du père.
Leerian se redressa légèrement dans le lit. Dans le cou parsemé de quelques écailles de la sirène, l'elfe voyait un trou sombre et dégoulinant dans celui de sa mère.
Les derniers résidus de son rêve se transformèrent en souvenir. C'était la morsure du loup-garou, une cascade de sang s'en écoulant. Mishi posa une simple question à la fée – la mère cria de douleur et de chagrin. Narsa lui répondit – le loup-garou rugit, ses pattes aux griffes acérées et ses crocs pointus, enduit d'hémoglobine, se tournèrent vers lui.
Narsa fit un pas vers Leerian – le monstre bondit.
Leerian sauta de son lit en hurlant, son cœur battant la chamade et la sueur froide envahissant sa peau. Il tira son épée de son fourreau et la pointa vers la fée, reculant si vite qu'il se prit les pieds dans les couvertures et tomba contre le mur du fond. Accroupi dans son coin, tremblant d'angoisse, il n'avait même plus assez de force pour tenir son arme. La pointe de la lame frappa le sol avec un bruit métallique.
Les yeux écarquillés, Leerian dévisagea tour à tour Mishi et Narsa, son torse se soulevant et s'abaissant à toute vitesse. Les deux filles n'osaient plus bouger, toutes deux paralysées de peur et de stupéfaction.
— M... mi... Mishi... ?
Mishi hocha lentement de la tête, les mains levées comme pour prouver qu'elle n'avait pas l'intention d'attaquer.
— Est-ce que ça va, Leerian ? demanda-t-elle doucement.
Il était évident que non, mais elle ne savait pas quoi dire de plus. Elle était complètement sous le choc. Pauvre Narsa, pensa-t-elle soudain, il est de pis en pis avec les premières impressions.
— Je... je suis désolé, marmonna faiblement Leerian. J'ai vu... je croyais que... j-je...
— Leerian...
Celui-ci leva des yeux brillants de larmes contenues vers la sirène. Son corps entier tremblait. Son épée, qu'il tenait à deux mains, semblait vibrer contre le plancher, produisant une série de son métallique. Mishi s'approcha lentement, comme elle le ferait pour un animal blessé. Elle parcourut le dernier mètre à quatre pattes, prit son arme avec douceur pour ne pas le brusquer, et l'envoya dans un coin de la pièce. Aussitôt, Leerian explosa en pleur, serrant Mishi contre lui avec assez de force pour la broyer. Malgré l'inconfort, elle passa les bras autour de ses épaules, une main sur le dos et l'autre dans ses cheveux d'argent.
D'un discret mouvement de tête, elle fit signe à la fée d'attendre dehors. Celle-ci ne se fit pas prier, quittant la pièce avec soulagement.
— Je suis désolé, répéta Leerian d'une voix faible.
— Qu'est-ce qui vient de se passer ?
Leerian poussa un gémissement en s'efforçant de contenir ses pleurs. C'était un moment de folie dans l'esprit malade d'un lycanthrope. C'était fréquent avant la pleine lune. Un peu moins après. Mais ce l'était surtout quand il libérait la bête.
— Tu m'as réveillé au milieu d'un mauvais rêve, mentit Leerian, les larmes débordant sur ses joues.
Mishi se mordit la lèvre en sentant les épaules de l'elfe tressaillir à la force de ses pleurs. Le pauvre ! pensa-t-elle sans se douter de la vérité. Ce n'était pas qu'un mauvais rêve, mais un vrai cauchemar !
— Ça va aller, fit-elle en lui tapotant le dos. C'est fini...
Leerian s'éloigna après une minute d'accolade. Il frotta lentement ses yeux du plat de ses paumes. Il tremblait encore, mais ne pleurait plus. Les images qu'il avait vues, tirées de ses souvenirs, allaient le hanter pour un long moment.
— Comment as-tu retrouvé ton épée ? demanda Mishi dans l'espoir de changer le sens de la conversation. Tout s'est bien passé, avec les trolls ?
Les larmes si durement contenues coulèrent à nouveau. Leerian grogna en les essuyant aussitôt. Il lui avait déjà menti une minute plus tôt sur un sujet aussi gros, allait-il vraiment en remettre une couche ?
— Je les ai tous tués, dit-il malgré lui.
— Tu... quoi ? fit Mishi, incrédule.
— Pas tous, se rectifia-t-il. Certains sont juste mutilés.
Mishi demeura bouche bée à l'information. Était-il sérieux ? Était-il seulement réaliste qu'il soit sérieux ?
— Mishi, ne pose pas de question, s'il te plait, fit Leerian, les yeux rivés au sol. Je t'ai déjà dit que je suis plus fort que j'en ai l'air.
Alors c'est Egrim qui a raison, pensa Mishi, à la fois impressionnée et profondément perturbée. Pour être fort à ce point, il est forcément à moitié ange. Je ne vois pas d'autre possibilité.
— Ne le dis pas à Danayelle. Je n'ai pas envie de te mentir, mais je ne veux pas que ça se sache pour autant.
— Il faudra bien que tu lui dises quelque chose. Mais c'est dingue, je...
Mishi se retint à temps, se souvenant qu'il ne voulait pas entendre de question. Comment a-t-il pu commettre un tel acte, lui qui a si peur du sang ? avait-elle voulu dire. Mais peut-être était-ce justement la raison de son cauchemar si intense.
— Viens, dit-elle plutôt, le mage pourra te soigner. Il habite à dix minutes d'ici.
— La magie des mages est loin d'être suffisante pour me débarrasser de mon problème, grommela Leerian d'une voix morne.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? Quel problème ?
Leerian figea, étonné de ses propres paroles. Merde, pourquoi j'ai dit ça ?!
— Eh... le mauvais rêve, dit-il précipitamment. Et le...
Il tournoya son index autour de sa tempe, son autre main se perdant dans ses cheveux en bataille. Mishi eut un sourire tendre.
— Je ne crois pas que ça poserait problème au mage. Ils peuvent mélanger la télépathie et la magie guérisseuse, tu sais ? Du coup, la psychologie, c'est l'une de leurs nombreuses spécialités.
— OK, peut-être... mais je ne veux pas qu'il lise dans mes pensées...
— Tu as des secrets ?
— Comme tout le monde ! fit Leerian d'une voix aigüe. C'est ma vie privée ! (Il soupira, s'appuyant la tête contre le mur derrière lui.) Je ne veux pas qu'il sache que je suis... un Celeyste. Ce serait la fin si la rumeur se répand.
— Mais tu connais l'elfique, non ? Tu le sauras tout de suite s'il essaie de lire dans tes pensées.
— Oui, mais...
— Il est vraiment très gentil, le mage, dit Mishi. Il sourit tout le temps. Il m'a même défendu contre une sorcière !
— Une sorcière ? répéta Leerian avec angoisse. Une femme ? Est-ce que ça veut dire qu'il y a aussi des hommes, à Wondor ?
— Oh non, tu ne vas pas recommencer, avec ta peur des hommes, grommela Mishi. Je n'en sais rien, moi, s'il y en a ou pas ! Mais il y a beaucoup plus de n'importe quoi d'autre pour qu'ils décident de tuer des elfes, OK ? Tu n'as aucune raison d'angoisser.
Leerian hocha la tête en soupirant, s'avouant vaincu. Puis il bâilla, passant ses mains sur son visage et tirant sur sa peau pour s'efforcer de rester éveiller. La fatigue était revenue en force ; il fallait qu'il dorme.
— Je te conduis au mage, insista Mishi. Que tu le veuilles ou non.
— OK...
En soupirant, Leerian se leva enfin, les jambes tremblantes, et alla récupérer son épée, dans un autre coin de la pièce. Puis il retourna au lit pour prendre l'oreiller, en retira la taie, et l'enroula autour de la garde. Le tissu blanc tombait maintenant contre sa hanche, cachant partiellement le fourreau de l'arme.
— La bande de cuir a disparu, réalisa soudain Mishi. C'est toi qui l'as enlevé ?
— Non.
— Mais...
— Pas de question.
— OK. Pas de question. Allons-y, dans ce cas !
Mishi tourna le dos à l'elfe pour se diriger vers la porte, un sourire crispé au visage. Elle avait l'impression de revivre leur première rencontre, quand il était tellement bizarre... en y repensant, c'était même exactement ça.
Quel est le facteur commun entre aujourd'hui et cette journée-là ?
En sortant dans le corridor, Mishi trouva Narsa, assise au sol contre le mur d'en face. Ses ailes s'étendaient autour d'elle comme un voile vert. Celle-ci leva les yeux vers la sirène, puis l'elfe qui la suivait.
— Il va mieux ? Il ne va pas se remettre à paniquer ?
— Il avait eu un mauvais rêve, le défendit Mishi. Et oui, il va mieux. Allons chez Sin, maintenant.
Narsa fit un petit mouvement de sourcil dédaigneux, frustré qu'on lui parle sur ce ton, puis tourna les talons. Ensemble, mais tous enfermés dans leur propre esprit, ils quittèrent l'auberge pour retourner chez le mage.