Carter et Betty en média.
Je suis furieuse.
Voici deux heures que le cours de mathématiques est terminé mais ma haine n'a pas diminuer d'un iota. Et ce n'est pas contre Noah que je nourris un aussi grand ressentiment mais contre moi-même d'avoir autant perdu mes moyens. J'aurais du l'ignorer !
Mais comment ignorer le bleu intense de son regard et le caractère narquois de son sourire ?
Seule à la cafétéria, je m'empare d'un plateau et sélectionne ma nourriture. Évidemment, qui se trouve à côté de moi ? Carter, dans toute sa splendeur.
Cela fait longtemps que lui et moi n'avons pas eu d'interaction. À vrai dire, cela fait un mois, depuis que Nadine et moi lui avons fait subir une humiliation prodigieuse devant une bonne partie du lycée.
Nadine qui lui écrase son plateau sur son appareil génital, lui qui glisse sur la table...
Je me doutais bien qu'il allait un jour revenir pour obtenir vengeance mais aujourd'hui n'est franchement pas le bon moment. Je prends la décision de ne pas lui accorder d'attention, ce qui ne l'empêche pas d'engager la conversation, un sourire vicieux au coin des lèvres.
— Kendall, ça faisait un bail.
Je remplis mon assiette de macaronis au fromage sans réagir.
— Pourquoi tu ne réponds pas ? Tu n'assumes plus ton petit show de la dernière fois, maintenant que tes copines ne sont plus là pour te défendre ?
Son ressentiment à mon égard est tellement palpable que je tressaille en tendant la main pour prendre la carafe de thé.
Rien de tel qu'une tasse de thé pour calmer ses nerfs.
Il est certain que celui de la cafétéria ne vaut pas un bon thé marocain mais on fait avec. Comme il vient tout juste d'être préparé, j'en verse prudemment dans une tasse pour éviter toute catastrophe.
Carter s'en empare à son tour. J'ai à peine le temps de m'étonner que ce mec boive du thé que, au lieu de se servir, il renverse une bonne partie de la carafe sur mes vêtements, avec un sourire vengeant.
Mon plateau s'échappe aussitôt de mes mains et tombe sur le carrelage dans un fracas épouvantable. Toutes les têtes se tournent dans ma direction tandis que mon buste s'embrase sous l'effet de la chaleur du liquide.
Je veux crier mais la douleur est si étouffante que c'est à peine si je peux respirer. Une série de gémissements rauques franchissent alors ma gorge.
— Aïe ! Aïe, aïe, aïe !
Le breuvage brûlant transperce mon chemisier et dévale mon abdomen. De grosses larmes brouillent alors ma vue. C'est insoutenable, tout ce flou, toute cette sueur.
Des personnes se ruent sur moi, notamment Nadine, armée de serviettes en papier. Je vacille et me tiens au comptoir pour éviter une éventuelle chute. Mon amie tente tant bien que mal d'éponger ce désastre, en vain.
Je peux sentir mon coeur pomper dans mes oreilles. Je sens la douleur cuisante se diffuser sur mon ventre et anesthésier mon abdomen si bien que je ne sens plus que des picotements. C'est comme si je me liquéfiais.
Des cris d'affolement montent et c'est à ce moment précis que je m'effondre dans les bras de Nadine.
* * *
À peine mes yeux s'ouvrent que je comprends que je suis à l'hôpital. Une analyse du décor n'est pas nécessaire : l'odeur qui flotte dans l'air et la blancheur des draps le prouvent.
Cependant, je me dépêche de les refermer lorsque je sens la douleur assaillir mon ventre.
— Mademoiselle Must ?
Un homme me regarde avec préoccupation — un infirmier, à en juger sa blouse blanche.
— Pouvez-vous vous redresser ?
Mes paumes s'enfoncent dans le matelas en tentant tant bien que mal de trouver un appui pour que je me redresse, sans succès. Mon abdomen me fait bien trop mal pour me permettre de le plier.
— Non.
— Je vais vous aider.
L'infirmier passe son bras derrière mon dos et me hisse contre la tête de lit. Je peux enfin avoir une vue d'ensemble sur la pièce, qui est vide.
— Sur une échelle de un à dix, quel chiffre donneriez-vous à votre douleur ?
— Un bon six, réponds-je sans hésiter.
L'infirmier — Joey, indique le badge sur sa blouse — esquisse un sourire compatissant.
— Nous allons traiter vos brûlures. Je pourrais le faire moi-même mais peut-être vous sentiriez plus à l'aise avec une de mes collègues ?
Mes lèvres forment alors un rictus. Me sentirais-je réellement plus à l'aise avec une collègue ? Après tout, la partie avec laquelle il va entrer en contact est mon ventre, ni plus ni moins. Et puis, j'aimerais m'auto-tester en quelque sorte, pour vérifier si mes relations avec la gent masculine sont impactées par tous les événements de ces derniers mois.
— Non, ça ne me dérange pas, affirmé-je en opinant.
— Alors, soignons tout ça ! Souhaiteriez-vous faire entrer votre mère, ainsi que vos amis ?
Depuis mon réveil, pas une seule fois je n'ai songé au fait que mes proches se faisaient sans doute beaucoup de souci pour moi. En ressassant la scène dans ma tête, je réalise que c'est dans les bras de Nadine que j'ai perdu consciente.
J'ai dû offrir un spectacle bien flippant à toute la cafétéria.
Tout ça à cause de Carter. Tandis que Joey l'infirmier quitte la pièce, une vague de haine s'empare de moi. Quel salaud. Il ne s'en sortira pas comme ça, je m'en fais la promesse.
Quelques instants plus tard, un groupe composé de maman, Nadine, Betty, Lenny, Carter et Noah — mais qu'est ce qu'ils fichent ici ? — fait irruption dans la pièce.
— Ma chérie !
Maman a la main posée sur la bouche et les yeux débordants de larmes. Elle se rue sur moi, prête à m'enlacer, mais se ravise, sans doute par peur que son étreinte ne me fasse mal. À la place, elle dépose ses lèvres sur mon front.
— Est ce que ça va ?
Je hoche la tête, un peu gênée par cette démonstration d'affection en public. La présence de Nadine, Betty et Lenny ne me gêne pas mais celle de Carter et Noah, en revanche...
— Kendall, annonce solennellement le responsable même de ma présence ici. Je suis tellement, tellement désolé. La carafe m'a échappé des mains et...
Il passe une main dans sa chevelure blonde, ses pupilles bleues remplies d'une inquiétude presque sincère. Non mais dites moi que je rêve. Est-il vraiment entrain de jouer la comédie, et ce devant ma mère ?
Ce spectacle est à vomir. Sans que je ne sache pourquoi, le visage de Katrina emplit alors mon esprit. Elle s'est laissée rendre malade par les Tentateurs.
Je ne ferai pas pareil.
— Sale menteur ! Ton acte était délibéré, et tu le sais très bien ! Tu m'as renversé le thé dessus !
La pièce est alors plongée dans un silence tellement long que j'ai le temps d'examiner les réactions de mes interlocuteurs. Maman a les yeux écarquillés de désorientation, Nadine assassine le menteur du regard, Betty semble abasourdie, Lenny fronce les sourcils et Noah...
... me regarde, moi.
La teinte polaire de ses iris me sonde. Aucune émotion ne transparaît dans son regard, que ressent-il ? Culpabilité ? Colère ? Peine ? Ou peut-être est-il satisfait de me voir allongée dans ce lit d'hôpital ?
Peut-être a-t-il tout manigancé avec Carter ?
— Tu délires, lâche enfin le blond. Je n'ai pas fait exprès, Kendall ! Pourquoi tu m'accuses ?
— Mais tais-toi ! Personne ne te crois ici, Carter.
L'intervention de Betty me réchauffe le coeur mais c'est sans compter les talents de comédien du Tentateur qui nie tout en bloc. Lorsqu'il affirme que mes brûlures me font délirer, je siffle :
— Arrête de mentir, on se disputait ! Tu as pris la carafe et tu me l'as balancé dessus !
— Mon Dieu, fait maman avec effroi. Kendall, tu es bien sûre de ce que tu avances ?
Je m'apprête à hausser le ton lorsqu'une voix grave interrompt notre conversation :
— Moi, je te crois.