La fille qui se tient face à nous ne correspond pas à mes attentes. Dans mon imagination, son visage était pâle et son regard ébène et vide. Dans la réalité, elle dispose du type de chevelure rêvé : une crinière bouclée couleur caramel, une peau mate et constellée de discrètes tache de rousseur et un regard qui me cloue sur place.
— Salut.
Tout le beau discours que j'avais préparé est envolé tant cette fille m'intimide.
— Vous êtes qui, vous deux ?
Même ma caractérielle de cousine serait bien incapable de prendre les devants et d'expliquer la raison de notre présence. Elle-même ne connaît pas toute l'histoire et ne sait pas pourquoi j'ai tant voulu rencontrer Katrina.
— Je m'appelle Kendall et elle, c'est Eleanor. Je suis élève au lycée Turnwood.
Lenny affiche une grimace en m'entendant utiliser son vrai prénom mais ce n'est rien comparé à l'expression qui prend possession du visage de Katrina et de son père. Jamais je n'aurais dû préciser de quel lycée je viens mais c'était un pas nécessaire à franchir.
— Vous n'êtes pas les bienvenues ici, aboie son père.
— Je.. je suis une amie de Betty.
Ma tentative est désespérée et c'est plutôt minable d'utiliser mon amitié avec la blonde pour parvenir à mes fins. Pourtant, ça fonctionne puisque la colère qui déforme les traits de Katrina se radoucit un peu.
— Tu es vraiment une amie de Betty ?
— Oui. Je.. j'aimerais te parler.
— Lui parler ? répète sèchement son père. Il n'en est pas question.
— Papa, le coupe alors Katrina. Laisse moi gérer, d'accord ?
Si on se fie au faciès de cet homme, on pourrait affirmer que la seule chose qu'il désire, c'est de nous claquer la porte au nez et de préserver sa fille de tout contact extérieur. Pourtant, il bat en retraite avec réticence.
— Entrez, nous invite la brune.
Le fait qu'elle se soit opposée à son paternel ne signifie apparemment pas qu'elle éprouve une once de sympathie pour nous. C'est tout le contraire. Lorsqu'elle s'écarte pour nous laisser franchir le pas de la porte, elle nous dévisage comme si nous étions des lépreuses.
Lenny me lance un regard du style dans-quelle-situation-tu-nous-as-fourrées avant de me suivre dans l'appartement. Nous atterrissons dans un couloir étroit où sont alignés plusieurs bacs à chaussure. Du coin de l'œil, je distingue une cuisine mais Katrina nous guide au salon où, au fond, se trouve une porte qui mène, je suppose, à sa chambre.
Un tas de sensations indescriptibles déferlent en moi. L'excitation, la peur, l'angoisse... j'ai tellement entendu parler de cette fille qu'elle est mon esprit un secret impossible à percer. Et voilà que je me retrouve à entrer dans sa chambre.
Sans le vouloir, je regarde Lenny avec embêtement. Je ne serai jamais arrivée ici sans elle mais maintenant que Katrina est à portée de main, je ressens le besoin d'être seule avec elle. Après tout, le sujet principal que je souhaite aborder est le Temptation's Game et ma cousine n'est aucunement au courant pour le jeu. C'est égoïste, je le sais.
Ma culpabilité se renforce lorsque Lenny, qui me connaît assez pour décrypter mes expressions faciales, lance :
— Je vais rester ici, ok ? Vous devez avoir des choses à vous dire.
Katrina plisse les yeux comme pour se demander ce qu'on peut bien avoir à se dire. Quant à ma cousine, elle a l'air tout sauf ravie de devoir se coltiner le père désagréable mais elle m'adresse un petit sourire résigné. Je la remercie du regard.
Quand j'entre dans la pièce, mon hôte referme la porte derrière nous. Son habitacle est plutôt petit mais ce n'est pas ça le plus surprenant. Sa chambre est tellement... impersonnelle. Aucune photo ne décore les murs. Seules une ou deux petits bougies viennent égayer le décor, sinon, rien ne prouve que cette chambre appartient à une adolescente. C'est terne.
— Tu es venue pour reluquer ma chambre ? questionne la voix de la brune.
Je me tords nerveusement les doigts.
— Je suis désolée de débarquer à l'improviste... sans compter que tu ne me connais pas. Je suis venue ici parce que j'ai besoin de réponses à mes questions.
Le visage de la métisse reste aussi fermé qu'une huître. Elle ne me propose pas de m'assoir et reste debout, ce qui rend les choses encore moins faciles.
— Quelles questions ? Et tu es qui, en fait, Kendall ? Qu'est ce que viens foutre chez moi ?
— Je suis nouvelle au lycée et... je suis un pion du Temptation's Game.
Quelques secondes durant, le visage impassible de Katrina pâlit mais elle se reprend bien vite et me fusille du regard.
— Et alors ? crache-t-elle. Qu'est ce que j'ai à voir là-dedans ?
Elle est tellement braquée que je me dis que jamais je ne réussirai à tisser une quelconque discussion avec elle. Mais d'un autre côté, ça me donne aussi envie de persévérer. Je ne suis pas venue ici pour rien, je n'ai pas mené toute cette enquête pour rien. Je suis venue pour avoir des réponses.
— Toi aussi, tu étais un pion.
La brune me bouscule, enragée. Je recule de quelques pas avec effarement.
— Je le répète : qu'est ce que tu viens ficher ici ? C'est Betty qui t'envoie, c'est ça ? J'ai dit que je ne voulais plus avoir de liens avec personne ! Laissez-moi tranquille !
Le dégoût apparent sur son visage contraste avec sa lèvre qui tremble. J'ai l'impression que mon coeur vole en éclats alors que c'est moi qui ai cherché cette confrontation. C'est elle qui est censée souffrir et pourtant, son attitude me laisse tout sauf indifférente.
— Je suis désolée, bafouillé-je. Je ne suis pas venue ici pour te faire du mal.
— Me faire du mal ? Si tu t'inquiétais autant de me faire du mal, il fallait me laisser tranquille ! Tu as du en entendre des belles sur moi, non ? T'as pas deviné que remuer le couteau dans la plaie me ferait du mal, justement ?
Les larmes me montent aux yeux. C'est plus fort que moi. Elle a raison. Pourquoi faut-il que je gâche tout ? Pourquoi ne puis-je pas être normale et pourquoi n'ai-je pas laissé tomber cette histoire de Katrina ?
Dans le regard noisette de mon hôte brille un éclat de surprise à la vue de ma peine. Elle s'approche de moi et, la voix basse, elle demande :
— De qui es-tu le pion ?
Je reste silencieuse.
— Tu es le pion de James ? poursuit-elle en attrapant mon poignet. Non, tu ne peux pas être le pion de James. Il aime l'originalité et toi, tu es trop jolie, trop propre.
Je bats des paupières, abasourdie par cette analyse plus que véridique. Il est vrai que James aime l'originalité comme Nadine, avec ses yeux verts et son visage de colombienne. Ou Chloe avec sa chevelure flamboyante.
— Tu es le pion de Noah, déclare Katrina.
Je me dégage de sa prise.
— Comment tu le sais ?
— Tu as les cheveux longs, affirme-t-elle. Noah aime les cheveux longs.
Je ne réponds pas. D'où Katrina tient ces informations, qui sont plus qu'exactes ?
— Qui t'as parlé de moi ? assène la brune. Et puis, comment tu as eu mon adresse ?
Je me laisse tomber au sol, prends une grande inspiration et lui apporte tous les faits. Ce que Nadine m'a raconté à son sujet, James qui nie tout en bloc et le comportement de Betty vis-à-vis de lui. Quand je mentionne le roux, un éclair de colère traverse le visage de Katrina.
Ensuite, je lui explique les recherches que j'ai mené aujourd'hui à l'hôpital, suivies des coups de fils passés aux psychiatre de la ville.
— Donc, résume lentement la brune. Tu t'es faite passée pour moi.
Je déglutis, honteuse.
— Je ne t'en tiens pas rigueur, c'est bon. Parle-moi des pions de cette année.
La tournure que la conversation a prise est étrange, tout comme le changement de comportement de Katrina.
— Il y a Sophia et Betty qui sont les pions de Carter...
— Betty est un pion ?
Je fronce les sourcils en me rendant compte que lorsque j'ai parlé de Nadine et James, je n'ai pas précisé que mon amie était dans le jeu. Katrina a les yeux écarquillés.
— Euh... oui.
— Carter est le pire salopard de la terre, bougonne-t-elle. Et Sophia, c'est la grande blonde, c'est ça ?
Je confirme et lui donne les noms de Nadine et Chloe, puis d'Annabeth et moi. Quand je raconte que Annabeth a couché avec Noah, un tressaillement me parcoure. Katrina me scrute attentivement.
— Tu aimes Noah ?
Je m'étrangle à moitié.
— Non !
— Ne me mens pas. Je connais ce visage en colère : le mien était exactement pareil chaque fois que James couchait avec une nouvelle fille.
Un lourd silence suit son aveu. Je comprends alors une chose : de toutes les versions que j'ai entendu sur l'histoire de Katrina, aucune ne précisait qu'elle était attachée à James.
Maintenant, je comprends pourquoi une puissance surnaturelle semblait vouloir que je rencontre cette fille. Nous sommes exactement pareilles.
Elle aussi est tombée dans le filet des Tentateurs.