Le second piège.
La douleur affluait dans ses veines gonflées. Le front contre la terre humide, Koja haletait. Tout son corps, paralysé, irradiait. Serrant les dents à se les briser, il ouvrit les yeux. Réprimant un grognement, il se redressa et se retourna. Koja pâlit.
Le collet s'était refermé sur sa cheville. Ses dents d'acier pénétraient sa chair. Le sang imbibait le sol.
Le cœur battant à tout rompre, Koja essaya de se dégager. Le tintement des chaînes résonnait dans le silence, faisant fuir les oiseaux perchés sur leurs branches. Le visage déformé par la souffrance, le jeune homme s'agitait, gémissait, se laissait dévorer par l'angoisse. Ses hurlements se fondaient dans le chaos du monde.
Un animal pris dans les filets de l'être humain.
Jeriko pleurait.
Les mains pleines de sang et la jambe rongée jusqu'à l'os, Koja poussa un dernier cri avant de basculer en arrière. Ses yeux mi-clos plongeaient dans les abysses du ciel nocturne. Les ombres valsaient tout autour de lui, le berçaient de leurs bras enfumés. Surgissant alors des ténèbres, l'éclat d'une bougie se déversa sur son corps éteint. Koja tourna la tête. Ses yeux s'agrandirent lentement.
— Inaya..., souffla-t-il.
Il l'observa, tandis qu'elle s'agenouillait à quelques mètres de lui. Alors, comme ravivé par cette soudaine apparition, Koja émergea de sa torpeur et tendit une main vers la jeune femme.
— Inaya ! Aide-moi ! supplia-t-il.
— Épouse-moi.
Jeriko écarquilla les yeux.
Inaya esquissa un sourire démoniaque.
Koja laissa retomber sa main et, se détournant pour fixer de nouveau ce ciel sans étoile, il soupira.
— Pitié.
Les larmes traçaient des sillons sur ses joues sales. Le sang collait sa peau, aussi pâle que celle d'un mort, et les insectes s'engouffraient déjà dans la plaie.
— Tu n'as plus le choix, mon Renard. Fais un choix.
Koja se mordit la lèvre et, saisi par la folie, il tira violement sur sa jambe. Ses doigts écorchés s'agrippèrent à la terre. Il devait fuir. Il devait se défaire de ces chaînes qui le tiraient toujours plus vers la tombe. Se battre. Puis, s'envoler.
Inaya le fixait de son regard d'ébène. Accroupie dans la nuit, elle se délectait de ce spectacle, si humain. Les forts écrasaient les faibles. Les chasseurs tuaient leurs proies. Les monstres dévoraient les anges.
Jeriko hurlait.
Épuisé, Koja se rallongea. Sa respiration haletante était chargée de douleur. La haine faisait scintiller ses yeux. Inaya sourit.
— Renard trop rusé pour tomber dans le premier piège, mais pas assez pour éviter le second, chantonna-t-elle.
— Arrête-ça...
— Renard trop rusé pour tomber amoureux, mais pas assez pour éviter de se faire voler son cœur.
— Tait-toi ! aboya Koja.
Inaya ricana et, d'un geste empreint de tendresse, s'avança pour lui caresser la joue. Koja voulut lui mordre la main. Pas assez rapide, ses dents claquèrent violemment dans le vide. Inaya se releva. Le dominant de toute sa hauteur, elle lui adressa un regard méprisant avant de lui donner un coup de pied dans le ventre.
Koja ferma les yeux.
Jeriko l'appelait.
Seule dans l'obscurité, elle sombrait dans ce flot de souvenirs. Elle assistait, impuissante, à cette confrontation. Une simple spectatrice. Deux yeux, noyés de larmes qui fixaient ce corps meurtri sans ciller.
Pétrifiée par cette sordide réalité, Jeriko s'apprêtait à s'avancer, faire un pas vers Koja et vers cette douleur qui faisait vibrer sa voix, lorsqu'une main se posa brusquement sur son épaule.
— Concentre-toi sur l'œuf de Bosh ! s'exclama Umed.
Jeriko papillonna des paupières. Les deux silhouettes s'évaporèrent, se fondant dans les ténèbres, et la jeune femme se retrouva dans une étroite pièce, aux parois de bois arrondies, richement décorées. Une petite sphère d'ivoire, déposée sur un pilier de marbre recouvert d'un léger coussin de velours, trônait au centre de la salle.
L'œuf de Bosh.
Jeriko s'approcha et, lorsqu'elle se pencha vers la cloche de verre qui protégeait l'artefact, elle aperçut le regard sauvage de Koja. Surprise, elle recula et se prit les pieds dans l'un des tapis. Un cri de stupeur lui échappa, tandis qu'elle tombait en arrière et passait à travers le plancher pour sombrer dans d'infinies abysses. Terrifiée, elle jeta ses bras en avant dans l'espoir de s'agripper à quelque chose, lorsqu'une main se referma brusquement sur la sienne.
Koja esquissa un sourire diabolique.
Ses yeux s'étaient allumés et scintillaient avec bestialité. Ses doigts ensanglantés s'agrippaient à ceux d'Inaya. La douleur, ravivée par cet amour qui lui consumait le cœur, se transforma en haine.
L'ange devint monstre.
— Je t'épouse, souffla-t-il. Puis je te tue.
Inaya déposa un baiser sur ses lèvres. Avec un sourire, elle claqua des doigts et le collet s'ouvrit, libérant la jambe mutilée de Koja.
Jeriko ouvrit les yeux.
Sa joue droite lui cuisait et elle avait l'impression d'émerger d'un profond sommeil. Umed, qui venait de lui mettre une claque, l'observait avec méfiance. Il affichait un air contrarié. Perplexe, Jeriko ouvrit la bouche pour avoir des explications, mais fut devancée par le voyant, qui explosa :
— Ton sang a été contaminé par celui d'un autre ! s'écria-t-il, furieux. Tu aurais dû me prévenir !
— Je ne..., commença-t-elle.
Soudain, Jeriko se rappela la discussion qu'elle avait eu avec Koja, dans sa cabine à bord du Riko, et cette promesse de sang qu'ils avaient faite. Cette promesse qu'elle ne pouvait tenir. Troublée par ce qu'elle venait de vivre, elle oublia de s'excuser et demanda d'une voix blanche :
— Qu'est-ce que c'était ?
— Des souvenirs.
— Ce ne sont pas les miens.
— Ça, je l'avais compris ! marmonna Umed.
Il avala avec avidité plusieurs gorgées de thé puis, calmé, il passa une main sur son visage en sueur.
— Avec vos bêtises, on aurait pu y rester tous les deux... soupira-t-il.
Avisant la mine perplexe de Jeriko, le Maune esquissa une moue agacée avant d'expliquer :
— Le don de voyance est instable. Lors d'une exploration psychique, l'esprit se détache du corps pour accéder à la mémoire du monde. Ces souvenirs se sont interposés entre votre conscience et la mienne. Si je n'avais pas réussi à attirer votre attention, votre esprit serait resté coincé dans ces souvenirs.
— Ce qui signifie ? demanda Jeriko avec effroi.
— La mort.
Mortifiée, la jeune femme saisie la tasse qui refroidissait dans un coin de la table et avala à son tour plusieurs gorgées, comme pour chasser l'angoisse qui lui nouait la gorge. Umed se détendit et, radoucis, il poursuivit.
— J'ai tout de même réussi à localiser l'œuf de Bosh.
— Où est-il ? le pressa Jeriko.
— A bord de l'un des navires du Cakravarti.
— Quel navire ?
— L'un des quatre voiliers décorés pour la Ḍryāgan dōṇi, la fête des bateaux dragons.
— Un voilier, marmonna la jeune femme, presque déçue. Vraiment ?
— Durant la fête, l'Empereur se méfie de ses invités et restreint l'accès à sa collection de reliques. Personne ne penserait à fouiller les voiliers.
Jeriko hocha mécaniquement la tête.
— Quel voilier ? demanda la jeune femme, après quelques instants de réflexion.
— L'un des quatre. Je n'ai pas réussi à obtenir d'image plus nette.
— Tiens donc, railla-t-elle, suspicieuse.
— Je suis un marchand, pas un voleur.
Jeriko ouvrit la bouche pour protester, mais ne dit rien. Elle adressa un sourire désolé au voyant, qui la fixait d'un mauvais œil, avant d'esquisser un sourire amusé. L'un de ceux qu'affichait Koja lorsqu'il était certain d'avoir gagné la partie.
— Bien, je crois qu'il est temps pour vous d'en savoir un peu plus sur les Udāra.