Sept corps en huis clos

By Onirenarde

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Que feriez-vous si vous vous réveilliez chaque matin dans un corps différent ? Que feriez-vous si l'amour de... More

∞ O - Introduction ∞
∞ Explications ∞

∞ 1 - Corbeau ∞

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By Onirenarde


Si je tombe, je meurs. Je sens les tourbillons de neige me fouetter et me geler jusqu'aux os, mes plumes se raidir et s'alourdir comme du cristal. Autour de moi, le monde est d'un blanc aveuglant. Il siffle, pleure, rugit. Il m'emporte plus qu'il ne me porte. Je me débats contre lui, bec et ongles – bec et serres.

Si j'étais encore un homme, je ne volerais pas. Le redeviendrai-je jamais ? J'imagine la végétation dense sous moi, mes pieds sur terre qui me guideraient à l'abri de la tempête, mes mains tenir un livre en attendant une accalmie... Non. Je ne dois pas y songer. Je n'ai plus de jambes pour courir, ni de doigts pour effleurer les lignes d'un roman. Je ne peux plus rire ni parler. Mon apparence n'est plus humaine. Mon âme seule subsiste. À quoi bon ? Mes souvenirs, mes savoirs, mon cerveau en ébullition sont condamnés dans la tourmente, dans cette chair qui ne m'appartient pas.

Je vais tomber. Je vais mourir. Je vais tomber et mourir dans un corps d'oiseau ! Les flocons recouvriront mon cadavre. Il s'enfoncera dans les entrailles de la terre. À la saison prochaine, une fleur éclora sur ma tombe.

Non ! Je refuse ! De toutes mes forces, je me défends des rafales. En vain ; mes ailes engourdies ne répondent plus. Je suis ballotté d'une vague de froid à une vague de feu, d'un éclair d'inconscience à un éclair de douleur. Où sont le nord et le sud ? Où sont le sol et le ciel ? Où sont l'avant et l'après ? Où commence et s'achève l'existence ? Où commencent et s'achèvent toutes ces existences, la mienne, celles de Dërel et Jylan, celle de l'espace hostile qui me tue et me survivra ?

Divague-t-on toujours ainsi à l'approche de la fin ? Ai-je totalement perdu ma boussole ? Mon cœur cogne dans ma poitrine. Face aux bourrasques glaciales qui me secouent, il réchauffe mon sang. Je ne pourrais pas être plus vivant. Pourtant, je chute. Percevrai-je mes membres craquer, se briser à l'impact ? Verrai-je une lente agonie se pencher sur moi, ou la mort m'enveloppera-t-elle aussitôt ? Ma dernière image sera-t-elle cet univers immaculé, froid et hurlant ? Je deviens une spirale de plumes sombres, au milieu des spirales blanches. Elles me précipitent vers mon fatal destin. Du vert, du jaune, du noir, du rouge sang se brouillent dans mon champ de vision. Et puis... les couleurs se figent.

Mon corps gelé s'est écrasé. La neige m'a accueilli sur son épais matelas. M'a-t-elle sauvé de la mort ? Non. Elle en est le lit, elle anesthésie mes sensations, elle se pose sur moi comme un linceul. Je ne veux pas. J'ai peur. Je ne veux pas ! J'ai peur ! Le maelstrom ne m'écoute pas. Il m'engloutit. Je disparais. Je ne veux pas disparaître... J'aimerais implorer la pitié des dieux, les supplier de ne pas m'ouvrir les portes de leur Royaume, pas encore. Dix-sept cycles, c'est trop jeune. Ce n'est pas un âge pour quitter ce monde ! Je crie dans ma tête, je m'époumone en prières désespérées. Des croassements dissonants s'échappent de ma gorge. Ma voix... Mon humanité... Qu'importe ! Je préfère demeurer un corbeau pour l'éternité, plutôt que de libérer mon âme d'homme à l'aube de ma vie !

— Cette tache noire... On dirait...

Les mots m'arrivent étouffés par le blizzard, mais je les comprends. Y a-t-il quelqu'un ? Suis-je en train d'halluciner, ou... déjà au Royaume des Morts ? La chaleur m'emmitoufle, me tire hors de la glace, loin de tout. Non... Pas maintenant... Pas comme cela... Quelle fin stupide ! Quelle fin ridicule ! Qu'ai-je fait ? Qu'ai-je fait pour la mériter ? Je ne veux pas... J'essaie de bouger, de fuir, de retourner à la lumière. Je n'émets qu'un pathétique gémissement.

— Là, tout doux, mon beau... Ça va aller. Pauvre petit, tu ne vois plus rien...

Une main divine caresse mon front, déloge les cristaux dans mes plumes, au coin de mes yeux. Je me blottis entre deux parois tièdes, l'une épaisse et velue, l'autre qui sent la laine et se gonfle au rythme d'une respiration. Un rire léger retentit.

— Tu es un trop gros oiseau pour tenir là-dedans ! Mais tu as raison, tu seras mieux sous un manteau fourré que dans la tempête. N'aie plus peur. Chez moi, tu pourras dormir près de la cheminée.

Sa voix, ses pas dans la neige, son corps si proche sont étonnamment humains pour une déesse. Est-ce Icenddr qui m'amène à son feu sacré ? Est-ce Océondine qui a apaisé la colère des flocons, ou Ruzaciel les caprices du vent ? Est-ce Niloaka qui me porte vers leur terre nourricière, où les âmes chantent et dansent en harmonie dans leur seconde vie ? C'est étrange... Je sens toujours mon corps. J'ai conservé ma mémoire. Mon passage au Royaume est-il incomplet ? N'ai-je mis qu'un pied chez les morts ? Puis-je me réveiller ? Je bondis à cette idée. Je me tortille dans la grotte poilue.

— Calme-toi... Nous y sommes presque.

Non, non, non ! Je refuse, je refuse ! Je ne succomberai pas ! Un horrible croassement résonne dans mon tombeau. Je déploie mes ailes trempées, où le givre fond en gouttes d'eau. Un bras m'enserre, m'empêche de quitter ma prison. Mon bec s'attaque à la laine. Je pince autre chose dessous, comme... de la peau.

— Aïe !

La pression se relâche. C'est l'occasion. Pourtant, je m'immobilise. Les déesses n'ont pas d'enveloppe charnelle. Les déesses ne connaissent pas la douleur physique. Les déesses n'accompagnent pas chaque âme, en marchant avec un bruit de neige craquelée.

— Par les dieux, tiens-toi tranquille ! S'il te plaît !

Les déesses ne jurent pas par elles-mêmes. Les déesses ne prient pas les hommes... Et si je n'étais pas au bord de la mort ? Du rêve, je reviens brutalement à la réalité. Non, je ne suis pas mort ! Le corbeau est là, transi de froid et de peur, autour de mon esprit humain ! Je croasse de joie. Ce corps n'est pas le mien, mais au moins ce n'est pas un poulet rôti. Je veux dire, il est encore plein de vie et d'envies ! Oui, promis, je ne bouge plus. Voilà ce que je souhaiterais répondre. Pour l'instant, seule mon attitude peut communiquer ces mots.

Ma sauveuse s'arrête. Je l'entends dégager de la neige, ouvrir et fermer une porte grinçante sur ses gonds, avec une délicatesse qui ne protège que moi. Je suis censé être un animal farouche ; je ne l'ai pas détrompée sur ce point. Le désarroi m'envahit. Elle doit me penser engourdi, faible et épuisé, ce que je suis. Pour elle, c'est tout ce qui a calmé la bête sauvage en moi. Même si je parviens à semer le doute sur ma domesticité... comment imaginera-t-elle que je suis un humain, victime d'un maléfice ? Comment lui ferai-je comprendre une telle aberration ?

Deux mains gantées m'extirpent de ma cachette. Non, ce ne sont pas des gants, rien que des mitaines effilochées. Le bout des doigts est rougi par le froid. Ma bonne étoile me ramène à la lumière, à cette lueur tamisée qui ne m'agresse pas la vue. De la cire fondue et des herbes séchées parfument mon cocon. Je suis enveloppé d'une couverture rêche mais chaude, puis déposé à terre. Je frissonne et m'ébroue des pattes à la calotte. Des jambes chaussées de bottes grossières passent devant moi, s'agenouillent près de l'âtre. Les bras reliés à ce corps remuent les braises avec un bâton et ajoutent une bûche. La fumée s'élève vers le trou percé dans le toit. Son odeur âcre recouvre les autres senteurs. Tu parles d'une cheminée ! Quelle misère ! J'ai l'impression de revenir en enfance. Ma grande sœur aussi s'occupait du feu, quand je n'étais pas dans ses jupes. Nous n'avions guère plus d'éclairage dans notre minuscule masure. Ma gorge se serre.

L'inconnue se redresse, ôte sa besace et sa pelisse, qu'elle plie sur le dossier d'une chaise artisanale. J'en profite pour observer mon environnement. Quatre murs de bois nous abritent de la fureur et du froid extérieurs, sans étouffer pleinement les sifflements du vent. À droite de l'âtre, un baquet et des bidons d'eau constituent un rudimentaire coin de toilette. Sur le mur d'en face, une longue table semble servir à la fois de cuisine, de plan de travail et de bureau. Des bols, des paniers, des seaux, des fioles, des livres, des plumes, des encriers, des outils, des vêtements à rapiécer et du matériel de couture s'y amoncellent. Un aquarium rempli de poissons chatoyants prend la moitié de la place. Au-dessus, des clous sortent des planches comme si une étagère était tombée. Mon hôte n'est pas meilleure bricoleuse que moi ! En revanche, elle a confiance en ceux qui l'ont aidée à construire sa cabane. Par accident, ces bougies disposées un peu partout ne risquent-elles pas de l'incendier ? Au plafond, des plantes diverses pendent à des crochets. Si les oignons, la ciboulette ou les régimes de bananes se mangent, j'ignore en quoi toutes ces fleurs qui se décolorent en séchant seraient vitales pour une simple humaine. Il n'y a pas non plus trace de viande. N'a-t-elle pas tué pour son douillet manteau de fourrure ? Ce petit monde clos m'apparaît comme un enchevêtrement de contradictions.

Mon hôte s'est assise sur son lit – pas une paillasse, un vrai lit ! – contre le mur opposé à la porte. Du sol, je n'aperçois pas son visage. Il n'est pas dans mon angle de vue ; et les dieux savent combien il est étendu avec ces yeux des deux côtés de la tête ! Le dos toujours tourné, elle tire un objet de sous son oreiller : un miroir de poche. Mon cœur manque un battement. Je le reconnais... Derrière, l'argent est finement ciselé. Sans le voir, je sais qu'il en est de même sur la poignée et le cadre autour de la glace. Des buissons en fleurs s'y épanouissent. Une Lonir sacrée, la plus belle d'entre toutes, éclot au milieu des feuilles. Des Sorrya y jouent, ces petites fées de la forêt invisibles aux étrangers. Je le sais. Je le sais car c'est moi qui les ai sculptées. J'étais déjà doué à douze cycles. Et je sais aussi à qui j'ai offert ce cadeau, et pourquoi.

Je l'ai offert à Eria parce que nos routes se séparaient. Je voulais qu'elle ne m'oublie pas, qu'elle n'oublie pas ma passion pour elle. Je lui avais dit d'en faire ce que bon lui semblait. Si c'est elle... ici... et qu'elle l'a gardé après tous ces cycles... Ne suis-je pas en train de rêver ?

Une mitaine tient le miroir, l'autre soulève le chandail de laine. Je ne discerne qu'une épaisse tresse de cheveux noirs, décoiffés par le vent et mouillés par la neige. Pourtant, j'imagine ses traits se crisper, son visage plus âgé grimacer sous la douleur. Le sang coule sur son ventre, là où mon bec l'a mordue. J'ai honte. Comment pourra-t-elle m'identifier, moi, Crey, son amour de jeunesse, sous les plumes de ce corbeau à l'instinct primitif ? Au mieux, elle me relâchera dans la nature lorsque je serai rétabli. Au pire, je finirai trempé dans ses encriers.

Elle essuie sa blessure avec un chiffon, se penche vers le coffre au pied du lit. Quand elle l'ouvre, une formidable odeur de nourriture s'en dégage. C'est donc là son cellier ! Ma sœur conservait nos réserves dans un placard branlant, avec nos guenilles et nos maigres possessions. Je ne me rappelle pas plus son visage que son nom, mais je lui garde une place au chaud dans mon jardin secret. Elle est mon unique souvenir de mes huit premiers cycles.

Eria – si c'est bien elle – sort une boîte en bois étanche. Elle introduit ses doigts à l'intérieur, les enduit d'une pâte bleue qui sent fort le vinaigre et la punaise. Je retiens mon souffle. Elle l'étale sur la morsure et se met à psalmodier dans la langue de la magie.

Ël ije va, ël ije va... Lor ije am, lor ije am...

« Adoucis ma brûlure, tisse ma peau. » C'est sa voix. La Potion de Guérison referme lentement sa plaie. Son pouvoir ne résonne pas en moi. Mon sixième sens a quitté mon corps métamorphosé. Le réaliser me déchire.

Quand le mouchoir ôte la matière, il n'y a plus rien de moi sur son ventre. Dans un accès de folie, j'aimerais la pincer à nouveau, lui crier dessus pour qu'elle ouvre les yeux. Eria, c'est moi, Crey ! Regarde ! C'est moi dans ce fichu corps de corbeau ! Dërel m'a transformé ! Eria, aide-moi !

— Qu'est-ce que tu as à croasser et t'agiter ainsi ?

Elle me regarde enfin. Oui, c'est elle. Elle n'a... pas changé. Mon amie a toujours ces yeux bridés d'un noir profond, ce nez un poil trop long, cette bouche que j'ai envie d'embrasser, ce grain de beauté sur la joue, cette étincelle de bienveillance, de curiosité et de foi qui l'anime pour le monde entier, qui l'illumine et ne la rend que plus belle. Sa peau pèle et ses traits ont mûri. Mais c'est elle ! C'est Eria ! Je dandine mon croupion en poussant des cris aigus. Un sourire se répand sur ses lèvres. Elle me reconnaît ! Eria, c'est moi !

— Pauvre chéri, tu dois mourir de faim !

J'en reste coi, bouche bée, bec ouvert, muet comme une carpe et bayant aux corneilles. Je suis un corbeau bayant aux corneilles. Génial ! Eria... Comment ai-je pu penser un instant qu'elle me comprendrait ? Je ne suis qu'un stupide volatile affamé qu'elle a trouvé dans la neige, un animal perdu à dorloter jusqu'à la saison des fleurs ! J'en gémis de douleur.

— Ne t'inquiète pas, j'ai de quoi tenir pour toute Lloy la Glacée. Tiens !

Elle me jette un morceau de jambon salé. Est-ce que les oiseaux aiment le jambon salé ? Est-ce bon pour leur organisme ? Je l'engloutis d'un coup. Je préfère mourir d'une intoxication que de chagrin. Elle me lance un deuxième bout, plus près d'elle cette fois. Ah, c'est cela qu'elle cherche ! Je tords le cou pour la fixer de mon meilleur profil. Si je ne joue pas à ce jeu-là, elle saisira peut-être que quelque chose cloche. Mais non. Elle éclate de rire.

— Tu ne vas pas me faire croire que tu n'en veux pas...

Un lambeau de charcuterie atterrit à mes griffes. Je le gobe et avance maladroitement, une patte après l'autre, traînant ma couverture, pour attraper celui que je n'ai pas touché. Ma tête se balance d'avant en arrière quand je marche. Ce doit être comique, car Eria glousse encore. Elle a le même rire de fillette que dans mes souvenirs. Alors, elle me tend toute la cuisse. Espère-t-elle que je picore au bout de sa main ? Ne craint-elle pas que je la morde ? J'obéis à ses attentes. La faim atténue mon sentiment de me donner en spectacle.

De ses autres doigts, elle me caresse le front. Un frémissement me parcourt. Je me dis, ce n'est pas si loin de nos câlins d'enfants à l'éveil de l'adolescence. Je souhaiterais posséder mes paupières, ces chères paupières humaines, pour fermer les yeux et imaginer...

— Tu n'es pas si sauvage. Tu sais, la solitude est parfois pesante, surtout en cette saison... Tu m'es tombé du ciel !

Oui, littéralement. J'essaie de croiser son regard sans avoir l'air ridicule. Peine perdue, ma tête de corbeau n'a rien de majestueux. Eria semble sur le point d'ajouter quelque chose, mais elle se ravise. Que t'est-il arrivé pendant ces cinq cycles ? Pourquoi t'es-tu retirée du monde pour survivre au milieu des arbres, des lianes et des bêtes de Luxuriante ? Es-tu ermite ? À quelle distance sommes-nous de la civilisation ?

Elle ne me révèle pas ses secrets. Je lâche le jambon et saute sur le lit. C'est instinctif, mes ailes se déploient et ne battent que trois petits coups. La surprise passée, Eria rit et m'accueille.

Je m'endors blotti dans ses bras de laine.

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