Thème (approximatif) : Ecrire une lettre à votre vous du futur
Chère moi,
Comment vas-tu ? Oui il faut commencer par la politesse, j'espère que tu n'as pas oublié ça. Alors je te demande comment tu vas. Même si, en réalité, je n'ai pas très envie d'avoir la réponse. Elle n'est probablement pas très heureuse. Tout dépend du jour où tu choisiras de lire cette lettre. Te souviens-tu seulement de ce qu'elle contient ? Peux-tu seulement toujours lire ?
J'écris le 2 juin 2020, tu te souviens probablement de ce jour. Les médecins m'ont donné les résultats des tests génétiques ce matin. C'est la pire journée de ma vie. Est-ce encore le cas pour toi ? Ou avons-nous vécu pire depuis ? Je ne sais pas si je pourrais encaisser pire.
Quoi qu'il en soit je t'écris pour une raison simple : les médecins disent que je dois me raccrocher à quelque chose.
Ils sont marrants. Me raccrocher à quelque chose. A quoi ? Je me suis creusée la tête pendant des heures, toute seule dans ma chambre. Mais je ne trouve pas. Alors je me suis dit que toi, tu saurais peut-être.
Si tu lis ma lettre, c'est que tu as trouvé, que tu as réussi à surmonter cette angoisse qui me ronge la poitrine. Si tu me lis, c'est que tu as trouvé, à quoi te raccrocher.
J'ai peur. Est-ce que ça fait mal ? J'ai peur de souffrir. Plus que de mourir en fait. La mort ça n'a rien d'angoissant pour moi, ça ne doit pas être douloureux, l'instant où tout disparaît autour de nous. Au contraire, c'est peut-être apaisant, cette seconde où plus rien n'a d'importance. Mais toi, moi, nous... On va mourir pendant des années. Comme tout le monde tu me diras (parce que tu es aussi taquine que moi) mais nous on va le sentir. J'ai déjà l'impression de le sentir... Qu'est-ce que ça fait ? De mourir en continu, est-ce que tu sens tes muscles qui s'atrophient, tes nerfs qui s'endorment un à un, comme si on les cautérisait au fer à souder ? Est-ce que tu sens le vide gagner du terrain ?
Je t'écris cette lettre et, attends, je t'écris cette lettre. J'écris ça comme si c'était la chose la plus naturelle du monde mais... Selon le moment où tu liras cette lettre, peut-être que toi, tu ne seras même plus capable d'y répondre. Est-ce que nos mains obéissent toujours ? Où est-ce qu'elles se sont rabougries pour ne plus ressembler qu'à d'horribles pâtes de poules ? Je déteste les poules, je ne veux pas avoir les mêmes mains qu'elles. Peut-être qu'il vaudrait mieux les couper...
Pardon. Tu dois me trouver horrible de dire ça, et égoïste. Mais ne sois pas trop dure. Je suis juste trop bête, et trop jeune. Je suis trop jeune pour savoir que l'on peut mourir, je suis trop jeune pour comprendre que notre corps peut se fragmenter, qu'il n'est pas immortel. Que je ne suis pas immortelle.
J'ai 17 ans et... Je ne sais pas quoi faire. Je ne le savais déjà pas vraiment avant que le couperet ne tombe. J'ai envoyé une candidature pour une prépa littéraire. Est-ce que j'ai été prise depuis ? L'idée de passer ma vie derrière des livres me réconforte un peu. On est bien, nichée entre les pages d'un vieux livre. Peut-être que j'aurais moins peur.
Mais peut-être que je m'ennuierai, un jour. Après tout, je ne vais pas mourir tout de suite, j'ai un peu plus de dix ans avant que la machine ne commence à s'enrayer. Dix ans... C'est trop court. Trop court pour bâtir une vie. Et en même temps c'est si long. C'est un temps trop long pour se contenter de le passer. On ne peut pas faire des choses vaines pendant 10 ans, je tiendrai peut- être 1 an, et puis l'ennui gagnera du terrain, et avec l'ennui, l'angoisse.
Je ne veux pas continuer à angoisser. Je dois vivre ! Je dois vivre assez intensément pour ne jamais ressentir ce vide infini qui menace de m'entraîner dans les abîmes. Mais comment ? Comment fait-on pour vivre, vivre réellement, sans cesse ?
J'ai trouvé ! Tu ne le sais pas mais j'ai fait une pause dans cette lettre, j'ai dormi pendant
deux heures. Et pendant que je dormais, j'ai rêvé. Et j'ai trouvé. J'ai trouvé qui, sur cette terre, peut vivre intensément, vivre une vie entière et toutes les émotions qu'elle renferme, en un temps encore plus court que 10 ans. En à peine quelques heures ! J'ai rêvé... J'ai rêvé que j'étais Roxane. La Roxane de Cyrano. Et mes lèvres s'ouvraient pour prononcer ses mots « Je n'aimais qu'un seul être, et je le perds deux fois. » Quand on a prononcé ces mots, quand on les a ressentis, on a plus peur de mourir, tu ne crois pas ?
J'ai rêvé que j'étais Antigone, debout face à mon oncle qui tentait de me raisonner, qui me menaçait. Et moi, droite et sans faille, alors qu'il m'accusait de ne pas savoir pour quoi j'allais mourir, je lui répondais, pleine des certitudes de la jeunesse « On ne sait jamais pourquoi on meurt ». Il me semble la comprendre pour la première fois, cette réplique.
Et enfin, j'ai rêvé que j'étais Perdican « On est souvent trompé en amour, souvent blessé, et souvent malheureux, mais on aime. ». Je murmure ces mots dans ma chambre et les écrivant, et je sens mon cœur s'emballer.
Peut-on en une seule vie, aimer comme Perdican, se tromper comme Roxane, et lutter comme Antigone ? Qui peut se vanter, même en 100 ans d'existence, d'avoir vécu mille vies couchées sur mille papiers à mille époques, et révélées par mille acteurs ?
Moi, je pourrai. Voilà ce que je vais faire. Voilà ce que tu auras fait quand tu rouvriras cette enveloppe.
Du théâtre.
On va devenir la plus grande comédienne française du siècle ! On sera Sarah Bernhardt, on
sera Suzanne Flon ! On sera Madeleine Béjart ! Et on sera Isabelle Adjani !
Ca va être grandiose, je le sais déjà. On montera sur les planches des plus grands théâtres et on jouera. Tout simplement. Tant que nos jambes nous porterons. On jouera Shakespeare,
Schmitt et Ionesco. On va les clouer à leurs sièges !
Parce qu'ils ne s'attendent pas à ça. Parce que je les vois déjà rôder autour de ma chambre, les producteurs de contenu facile. Je sens leur puanteur envahir la maison. Si je deviens comédienne, ils vont se ruer sur moi, pour mon histoire. Parce que ce sera si beau. La malade condamnée, qui meurt tous les soirs sur les planches. J'entends déjà leurs dents rayer le parquet.
Ils voudront nous faire venir sur les plateaux télé. Parce que c'est ça la télévision, tu sais. A la télévision on jette de pauvres âmes en pâture en leur promettant la gloire. On fait ça pour faire pleurer dans les chaumières. Ils le feront avec nous, ils vont nous envoyer en plateau raconter notre combat quotidien contre la maladie. Pour que d'autres larmoient sur notre sort, ils nous demanderont d'animer des émissions caritatives, ils nous porteront en étendard pour tous les estropiés, tous les pestiférés du pays !
Mais nous, on ne fera pas ça. N'est-ce pas ? On ne fera pas ça nous. Pas le temps pour le divertissement de bas étage. Pas le temps de s'exhiber à la télé pour faire croire aux gens que leur propre malheur n'est pas si grave. On n'aura pas le temps parce qu'on jouera Hamlet, on jouera le Visiteur, ou bien... On jouera Cyrano.
Je veux jouer Cyrano. Je veux sentir la lumière des projecteurs diminuer lors de la dernière scène, alors que la nuit tombe sur le jardin et que Roxane découvre tout. Qu'elle découvre que l'homme qu'elle aimait se tient là, juste devant elle, et qu'elle ne l'a jamais vu...
Relis la fin de Cyrano. Là, maintenant. Qu'elle est belle, la fin de Cyrano. Avec sa Roxane. On jouera Roxane. Dans le feutré de la nuit qui tombera sur les planches. Notre Cyrano s'emportera à l'heure de mourir :
N'importe : je me bats ! Je me bats ! Je me bats ! Oui, vous m'arrachez tout, le laurier et la rose !
Arrachez ! Il y a malgré vous quelque chose Que j'emporte, et ce soir, quand j'entrerai chez Dieu,
Mon salut balaiera largement le seuil bleu, Quelque chose que sans un pli, sans une tache, J'emporte malgré vous,
Et c'est...
Et il se taira, alors nous poserons une main sur son épaule, et dans un souffle, nous l'encouragerons.
Et c'est...
Et c'est ?
Mon panache
Ce sera beau. Et les gens dans la salle, ils retiendront leur souffle, suspendus à nos lèvres,
suspendus à notre cœur. Et alors ils sauront, grâce aux éclats de vie que nous leur enverrons, ce que c'est que de vivre.
Et peut-être même qu'un jour, cette télévision sur laquelle je crache depuis le début, cette télévision putassière, dans un moment de faiblesse, choisira de retransmettre notre Cyrano. Et ils seront là, tous, des milliers, des centaines de milliers, pris par surprise, pris en otage par la beauté. La France nous regardera ! Eux ! Dans leurs petites maisons, dans leurs petits canapés, dans leurs petites vies prévues pour être longues. Ils nous regarderons ! Ils voudront du sang mais, nous on leur fera Cyrano ! Putain... On sera tellement plus forte qu'eux.
J'ai hâte... J'ai trouvé, à quoi me raccrocher. Merci... Et j'espère que, toi qui me lis maintenant, quel que soit l'état de tes mains, quel que soit l'état de ton cerveau, de ton corps. Quel que soit l'état dans lequel la maladie a laissé ton espoir. J'espère que toi qui me lis maintenant, tu t'attendris de voir la personne que tu as été. La fille de 17 ans, qui refuse de mourir avant même de vieillir. Je veux vivre. Et je veux mourir. Sur scène. Un millier de fois.