ATTENDRIR LA VIANDE

By GraemeVilleret

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Pour attendrir la viande, faut taper dessus, et laisser mariner. More

2. Badigeonner de moutarde

1. Une pincée de sel

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By GraemeVilleret


Joe habite dans un demi sous-sol pourri. C'est petit, sale, mais c'est chez lui. Il ne reçoit jamais personne, alors ça ne gêne pas. Il loue ça quelques dollars par semaine, quand il paie. Ça, c'est quand il a de l'argent. Et il n'en a pas souvent.

Joe est grand, très grand même. Trop parfois. Il a du mal à passer les portes sans se baisser. Il se cogne souvent, se blesse au front, ou plus rarement à l'arrière du crâne. En tout cas, il porte en permanence une marque horizontale rougeaude, comme un plis de fabrique. C'est la jointure qui marque la frontière entre les plafonds bas et les bas de plafond.

Joe n'a jamais été vraiment à l'école. Il ne sait pas trop écrire, il lit un peu, les noms des magasins, les marques des produits – mais pas les petits trucs écrits en-dessous, c'est trop petit et on comprend rien – quand il y en a sur les sacs lourds de grains qu'il porte à longueur de journée. Quand il y a du boulot. C'est pas tous les jours. Et on le prévient le matin seulement. Il se lève aux aurores, de toute façon il n'a rien d'autre à faire. Sinon il traîne.

Joe est gros. Enfin, il est plutôt gras, ou costaud si vous préférez. Pourtant, il ne mange pas à sa faim, il ne sait pas pourquoi il reste baraqué. Il ne fait pas attention, c'est tout. Ce sont les autres qui le lui disent. On l'interpelle dans la rue, et on lui dit « Hey, Joe-la-baraque, fait gaffe à pas devenir Joe-la-barrique ! ». Il rigole, il aime bien parler avec les gens. Mais la dernière fois qu'il a mangé un fruit, c'était il y a trois semaines. Il a volé une pomme tombée dans la rue. Il l'a vu tomber pratiquement sous ses yeux. Il l'a ramassée. Elle provenait d'un arbre qui se trouve sur le terrain du père Norton. Celui-là, c'est pas la bonté incarnée. Il lui a gueulé dessus comme du poisson pourri quand il a vu que Joe bouffait sa pomme. Il a sans doute cru qu'il l'avait volé sur l'arbre. Joe s'en foutait, c'était bon et juteux, ça faisait un sacré bout de temps qu'il en avait goûté une belle pomme comme ça. Il souriait même. Un peu bêtement, mais c'est pas tous les jours non plus, une pareille aubaine. Comme il ne savait pas quoi répondre au vieux Norton, il est parti sans rien dire. Joe n'aime pas parler pour rien. Il préfère fermer sa gueule.

Un peu plus loin, l'adjoint du shérif l'a interpellé. Il lui a dit qu'il était soupçonné d'avoir volé une pomme. Joe ne savait pas quoi dire, à part qu'il l'avait trouvée par terre dans la ruelle derrière chez Norton. Joe n'aime pas trop les flics, parce qu'à chaque fois qu'il a affaire à eux, il se fait tabasser pour un oui ou pour un non. Il ne sait même plus pourquoi des fois. Il n'aime pas ça, point. Là il n'a rien dit, mais il a fait quand même une nuit dans la geôle du shérif.

On lui a expliqué des tas de trucs, il ne se souvient déjà plus de quoi. Et personne ne l'a cru quand on lui a demandé où il avait trouvé sa pomme. En plus, il pouvait pas la rendre, vu qu'il l'avait déjà mangée. Même le trognon. Il aime les trognons, ça croustille et ça, c'est bon. On lui a demandé cinq dollars de caution, mais où veux-tu qu'il les trouve ? Il ne se balade pas avec cinq dollars sur lui ! Sans compter l'amende. Il préférait rester en prison, au moins on mange et c'est pas aussi humide que son trou. Finalement Norton a dit qu'il laissait tomber toute cette histoire, qu'il était déçu par la justice des hommes, et qu'il se plaindrait à dieu. Ouais, c'est mieux comme ça. C'est juste une pomme, franchement Joe il ne savait pas qu'il ne fallait pas ramasser les pommes par terre. Il ne recommencera plus, ça non. Promis.

Le cachot, ça ne l'a pas ennuyé plus que ça, c'est presque comme chez lui. On lui a donné à manger, alors il ne va pas se plaindre. Des fèves dans une sauce au lard, c'est la femme du shérif qui avait cuisiné ça exprès pour lui, vu qu'il était tout seul dans la geôle. Ensuite il a dormi. Il était fatigué, ça tombait bien, c'était comme des vacances où on se repose et on mange bien. Sauf qu'on boit pas. Ils n'avaient plus de bière, il paraît.

On lui a fait signer un papier, il a mis une croix. On lui a dit de mettre une croix. Il sait au moins comment ça s'écrit, une croix. Et il est parti. C'est pas plus compliqué que ça. Toute une histoire pour une pomme. En sortant, il est allé au bar descendre une bière. Il aime bien aller au bar, ça le détend, et Jo, le barman – il s'appelle comme lui et ça le fait drôlement rire – il lui fait crédit. Il ne lui a jamais offert une bière, mais Joe il paie toujours ses dettes.

Quand il n'a plus du tout d'argent, il mange moins, il boit moins, il ne sort pas beaucoup. Mais chez lui c'est sombre et humide, et le propriétaire a dit qu'il allait faire installer la lumière mais qu'après il augmenterait le loyer. Joe lui a répondu qu'il préférait pas, vu qu'il a déjà du mal à payer pour le moment. Il attend le prochain bateau et ses sacs de grains pour l'argent du loyer. Mais en ce moment c'est la crise, lui a dit le patron. Donc il attend. Il ne voit pas comment ça se règle, une crise, mais ça doit pas durer bien longtemps. En attendant, il traîne dehors. Il fait chaud, il s'installe sous un arbre, loin dans la campagne, et il regarde l'eau couler.

De l'autre côté, c'est l'ouest sauvage. Il est allé une fois de l'autre côté, quand il était petit. Sa maman l'avait fait monter sur un bateau, il n'aimait pas trop ça. Mais il n'a rien dit, sinon il se prenait une rouste.

Le soleil tombe sur l'ouest sauvage. Sauvage, c'est quand il y a des bêtes, et des Indiens. C'est le gros Jimi – lui il est vraiment très gros, il n'arrive même pas à courir – qui lui a dit ça un jour. Alors là, les bêtes, Joe il n'en a pas peur du tout. Il en attrape quelquefois dans les bois, et il les vend au boucher – le boucher, c'est Jimi – ou bien il les mange. Il avait ramené un lynx, une fois. Il avait eu du mal avec cette bête. Mais ses mains, c'est comme des battoirs. Il suffit qu'il sert un peu, et le coup de l'animal s'écrase. Ça craque comme un morceau de bois sec. Mais le boucher n'en a pas voulu, il a dit que c'était pas de la bonne viande, que les gens n'en voudraient pas. Joe, il l'a mangé. C'était dur sous la dent, il l'a fait griller dans le bois, là où il l'avait trouvé. Il y était retourné parce que le boucher lui a dit de le ramener là où il l'avait trouvé, que les bêtes allaient s'en charger. Et de ne surtout rien dire.

Alors Joe, il n'a rien dit. Il a bouffé la bête, il a pelé les os avec ses dents, ensuite il a dormi tellement il était fatigué. Il n'avait jamais autant mangé de sa vie. Il a passé la nuit près du feu, dans une bonne odeur de viande grillée. Au petit matin, il avait encore faim, mais il n'y avait plus rien à manger. Il a déterré des racines, et il est rentré chez lui. C'est là qu'il a vu la pomme tomber.

Joe n'aime pas les bateaux. C'est à cause de sa mère. Quand ils sont allés dans l'ouest, voir une vieille tante qu'il ne connaissait pas, il ont traversé le Mississippi sur un bateau et il est tombé malade. Ça bougeait trop, c'était pas bien. Il a vomi, et sa mère l'a emmené dans un fourré de l'autre côté du fleuve. Il a fini son affaire, il a fait pipi aussi parce qu'il en avait envie, et quand il est sorti du fourré, sa mère n'était plus là.

Il l'a cherchée beaucoup, partout, toute la journée. Il a pleuré, il a crié. Il était tout petit quand même. Il ne savait pas du tout où aller ni quoi faire. Alors il s'est assis au bord de l'eau, et il a regardé les bateaux. Et puis un vieillard l'a attrapé par la main et lui a demandé ce qu'il faisait là. Il a répondu qu'il était parti voir une vieille tante, mais il ne savait pas son nom ni où elle habitait. De toute façon, lui a dit le vieillard – il ne sait plus comment il s'appelait – il n'y a personne qui habite de ce côté-ci du fleuve, c'est que des marécages sur des kilomètres. Joe lui a dit qu'il avait détesté le bateau, alors le type l'a ramené avec lui en disant au policier qui surveillait le passage en bateau que le petit garçon s'était perdu mais qu'il venait de la ville, de l'autre côté. Alors le policier – il était gentil celui-là – lui a parlé doucement parce qu'il pleurait beaucoup, et l'a confié à une vieille dame qui traversait.

Elle était méchante, cette femme. Comme il ne voulait rien savoir de monter dans ce bateau, qu'il voulait revoir sa maman, elle l'a frappé et menacé d'appeler la police s'il n'arrêtait pas ses simagrées. Joe ne sait pas du tout ce que c'était des simagrées, mais il a arrêté d'en faire. Et il a vomi encore. Il avait faim et soif, et quand il est arrivé sur le quai côté est, il a détalé, il s'est enfui en courant le long des berges. La vieille femme méchante ne lui a pas couru après. Joe connaissait déjà très bien les berges et il s'est caché toute la nuit. Personne ne l'a jamais retrouvé, tu parles. Il a toujours couru vite.

Il n'a jamais revu sa mère. Il ne sait pas où elle est. Elle s'est perdue. Elle est peut-être morte à cause de lui, quand il était dans le fourré. Des fois, il y repense et il pleure encore en appelant sa maman. Il va sur les berges, il regarde la rive d'en face, là où elle a disparu. C'est loin, on ne voit pas bien, mais il sait qu'elle est sûrement là-bas. Si ça se trouve, elle le cherche encore. Et lui il reste là, parce qu'il sait que le bateau, c'est un truc à vous faire vomir.

Joe a pleuré pendant des jours et des jours. Il a failli mourir. C'est mâam' Goodweather qui lui a donné à manger un matin. Il tentait de chaparder une pomme. Elle lui a crié de revenir, parce qu'il détalait comme un lapin après ça, et il est revenu parce qu'elle lui a promis des pancakes. Tu penses bien qu'il ferait des kilomètres pour des pancakes. Il y avait du sirop d'érable, il en a encore le goût dans la bouche. Elle était gentille avec lui, mâam' Goodweather. C'est dommage qu'elle soit morte.

C'est beaucoup plus tard, il ne sait plus quand exactement, qu'il s'est fait un pote. Huck, c'est son nom, lui a appris un jour qu'il y avait aussi des pères, pas que des mères dans la vie. Joe n'y avait jamais pensé. Mais lui, il n'avait pas de père, alors il ne s'en souciait pas. Et comme il n'avait plus de mère non plus, ça réglait le problème.

Le problème, c'est plus tard, il ne sait plus quand exactement, ils ont voulu l'emmener dans un orphelinat. Joe n'a jamais rien voulu savoir. Les policiers ont fini par l'attraper, et ils lui ont cogné dessus avec des matraques, parce que sinon il les mordait. Une morsure, hop, un coup de matraque sur la tête. Et après, il ne se souvient de rien, sauf qu'il était assis dans un cabanon en bois, et que c'était fermé. Il a eu beau crier comme un diable, ils n'ont pas voulu lui ouvrir. Il a gratté la terre, et il est passé sous les planches. Mais ils l'ont rattrapé au niveau du muret d'enceinte. Il était trop haut, il fallait être au moins adulte pour escalader un truc pareil. Joe s'est dit qu'un jour, il serait le plus grand pour grimper ce mur, et qu'il partirait si ça lui chantait.

Mais là, après le cabanon, comme on a fini par lui donner à manger, il s'est calmé. Ce sont les autres, les grands, qui lui sont tombés dessus. Ça castagnait dur. Joe s'est forgé une bonne réputation assez rapidement. Il boxait dans une catégorie au-dessus, genre petit teigneux. Ils ont fini par lui lâcher la grappe au bout d'un moment. C'est à cette époque qu'il a connu Huck. Ils sont restés amis assez longtemps. Et puis un jour, Huck est mort lui aussi. Comme mâam' Goodweather. Ils ont dit qu'il était parti, comme ils avaient dit pour mâam' Goodweather, mais parti où bon sang ? Il n'en savait rien, sinon qu'ils étaient partis au cimetière. Bref, il n'a plus jamais revu Huck après ça, tu parles. C'est dommage, ils s'entendaient bien.

Huck est mort écrasé par un tracteur. Ils étaient partis tous les deux courir dans le bois, et ils ont même franchi les limites du comté. Ils sont tombés sur une ferme, ils avaient une faim de loup. Comme ils ne savaient pas chasser ou piéger, ils ont volé un gros pain par la fenêtre ouverte. Il faisait très chaud, c'était à faire griller un œuf sur place. Ils ont couru avec le gros pain, ils étaient super contents. Ils ont partagé la miche en regardant l'eau du fleuve qui coulait. Un grand bateau est passé, ils ont salué les passagers. Huck lui a dit qu'un jour il prendrait un bateau encore plus gros et qu'il irait sur la mer. Mais alors là, de quoi il parlait, Joe n'en a rien su car à ce moment, un homme en colère a déboulé avec son tracteur, et ils ont couru en riant, ils ont lancé des pierres au type, et Huck est tombé juste sous les roues. Et il est mort. C'était pas beau à voir. On aurait dit un pancake avec du sang partout. Le type a hurlé comme un beau diable.

Joe est parti en courant, on ne l'a jamais revu dans le coin.

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