À mon réveil, je me sentis affreusement pâteuse et courbaturée. Une odeur de poisson bouilli vint me chatouiller les narines, et je réalisai alors que j'étais véritablement affamée. Je me levai péniblement et sortis de la tente d'un pas hésitant, complètement vidée de mon énergie.
Jod et Drake étaient assis autour de leur repas et mangeaient en silence. Je voyais à l'expression maussade de Drake qu'il n'était pas franchement ravi d'être ici, à partager ce moment avec l'étrange vieillard. Je lui trouvai encore l'air épuisé, le teint toujours très pâle et les traits tirés. Ses yeux étaient soulignés de cernes profonds, lui donnant un air plus âgé. Lorsqu'il me vit arriver, il parut soudain extrêmement embarrassé, à tel point qu'il manqua de faire tomber son bol rempli d'une espèce de soupe de poisson à l'apparence un peu douteuse, mais qui devait être particulièrement délicieuse en comparaisondes morceaux de larves que nous ingérions auparavant. Jod, quant-à-lui, se leva et m'adressa un large sourire.
— Tu as dormi longtemps, Petite Sœur de Lumière. Très longtemps. Mais tu en avais grand besoin, oh oui... grand besoin !
Il me fit signe de m'asseoir à la place qu'il occupait quelques instants auparavant.
— Viens ! Viens ! Sers-toi ! s'exclama t-il joyeusement. Il reste encore de ma bonne soupe de poisson ! Je vais aller pêcher pour notre prochain repas mais, avant cela, je dois parler avec mes amis.
— Vos... amis ? l'interrogeai-je avec étonnement. Mais... Je pensais que vous étiez seul, ici...
— Mes amis ne vivent pas avec moi, répondit Jod. Ils sont différents. Ils ne parlent jamais. Mais, moi, je peux leur parler et, eux, ils peuvent m'entendre ! Ils m'aiment bien, car je les protège des méchants hommes.
— Ce vieux cinglé pense que les Errants comprennent ce qu'il leur raconte, commenta Drake en prenant un air agacé, alors qu'ils ont le cerveau complètement ramolli. C'est juste des corps qui bougent, mais ils sont déjà morts. C'est inutile d'essayer de les aider. C'est trop tard. On ne peut plus rien pour eux.
— C'est sûr que c'est bien plus logique de les tuer pour les manger, répliquai-je d'un ton cinglant.
— Ils sont morts ! s'énerva Drake en appuyant bien sur le dernier mot, comme s'il devait expliquer quelque chose à une enfant de quatre ans. Ils n'ont plus de conscience ! Alors, qu'est-ce que ça peut faire, si d'autres gens se servent de leur chair pour survivre ?
— Vous dites des horreurs que vous ne pensez même pas, puisque vous m'avez assuré ne pas être un cannibale, contrairement à vos copains dégénérés ! objectai-je en le fusillant du regard. À moins que vous m'ayez menti, ce qui ne m'étonnerait guère de vous !
— Non, je ne t'ai pas menti ! Je ne peux pas manger de chair humaine, personnellement, ça me dégoûte... – il appuya son propos par une grimace écœurée – mais je ne m'oppose pas non plus à ce que d'autres gens le fasse, si ça peut les aider à tenir le coup. Tout le monde ne digère pas aussi bien que nous les larves de ver, Madame Je-Sais-Tout ! Ce type d'alimentation rend certains d'entre nous très malades et, ça, Bo n'en a jamais rien eu à cirer !
— Vous essayez de vous justifier, mais vous n'êtes qu'un lâche ! m'offusquai-je, dégoûtée par sa façon de penser. Vous faites semblant d'être cannibale dans l'unique but de vous faire respecter par vos larbins mais, en réalité, vous n'assumez rien ! Vous croyez vraiment qu'ils vous admireront autant, lorsqu'ils apprendront que vous leur mentez depuis le début ? Peut-être même commencent-ils déjà à douter de vous, puisque vous n'êtes plus à leurs côtés... D'ailleurs, Drake, pourquoi n'allez vous pas les rejoindre, maintenant que vous êtes à peu près rétabli ? C'est bizarre, j'étais pourtant persuadée que, dès que vous auriez retrouvé un semblant de vivacité, vous vous empresseriez de les retrouver et de leur révéler l'existence de cet endroit...
J'avais marqué un point. Drake détourna son regard du mien, la mine sombre, tandis que je m'asseyait face à lui. Visiblement, il n'avait plus du tout envie de répondre à ces questions.
— J'ai besoin de temps..., finit-il par avouer, les yeux rivés sur son bol encore plein. Je... Je ne sais pas pourquoi tu m'as sauvé mais... ça m'a pas mal chamboulé, je dois le reconnaître...
Un lourd silence s'installa entre nous. Jod avait filé pendant notre altercation, à la recherche des Errants. J'aurai voulu le suivre pour essayer de comprendre ce qui avait pu arriver à mes parents, mais le vieil homme s'était déjà élancé sur l'eau du lac, à bord de son embarcation.
— Ce que tu as fait... me guérir du crache-misère... et du reste..., articula Drake d'une voix éraillée, coupant enfin à ce vide si gênant. Pourquoi tu...
— Jod ne m'a pas vraiment laissé le choix, l'interrompis-je d'un ton peu enjoué. Il a voulu m'apprendre à me servir de la Lumière pour guérir mes semblables. Pour faire le bien. Une notion que tu ne peux pas comprendre, visiblement.
Drake baissa les yeux, l'air soudain très fatigué. J'eus un peu honte de lui avoir parlé aussi durement. Il me semblait que quelque chose en lui s'était brisé. Qu'il n'avait plus vraiment confiance en lui.
— Quand une personne que tu pensais ton ami essaie de te défoncer la tête à coup de pioche au fond d'une galerie obscure, c'est difficile de croire encore au bien, répondit-il. Surtout quand, en plus de ça, tu attrape la pire des maladies, qu'on te jette dans la Fosse parce que tes analyses de sang donnent un résultat inattendu et qu'une fois au fond du trou, au moment où tu commences à sentir que tes poumons sont en train de mourir, que tu fatigues deux fois plus vite que les autres et que tu craches du sang, personne n'est là pour t'aider. Au contraire, on t'enfonce. J'ai entendu un soir une discussion entre Bo et ses copains. Ils disaient que je ne pourrais jamais être un Gardien, et ce malgré le fait que je sois un Être Génétiquement Réceptif, comme ils nous appellent. Ils me trouvaient trop... instable. Ils avaient peur que je finisse par les gêner, parce que j'avais un sale caractère de Rampant, tu comprends... Je n'étais à leurs yeux qu'un individu sale et mal éduqué, avec des manières brutales et rien dans le cerveau. Ça t'étonnes ? Pourtant, tu devrais te douter que les gens des zones supérieures n'ont rien d'autre que du mépris pour nous, les répugnants pouilleux d'En-Bas. Hé oui, c'est comme ça qu'ils m'ont traité, petite demoiselle. Comme un être inférieur. Un moins que rien.
J'avais du mal à le croire, à imaginer Bo dire et penser des choses aussi affreuses alors qu'il nous avait si bien accueillis, Max et moi, dès notre arrivée dans la Fosse. Mais il avait eu l'air tellement abattu, en me racontant cela, qu'il y avait forcément une part de vérité dans ses propos. Ce n'était toutefois pas une raison pour que je me laisse apitoyer sur son sort, et je me ressaisis en lui demandant sur un ton beaucoup plus sévère :
— Sérieusement, Drake... Vous comptez faire quoi, maintenant ? Ne me dites pas que vous n'êtes pas tenté de violer le sanctuaire de Jod en vous appropriant les cristaux de Trik qui nous donnent tant d'énergie. Je parie que vous rêvez d'utiliser cette même énergie contre Bo, afin d'obtenir votre stupide petite vengeance. Je préfère vous prévenir... Je compte vous empêcher de toucher au moindre de ces cristaux. Si vous voulez parvenir à vos fins, il faudra d'abord me battre. Et, comme vous avez pu le constater, je sais relativement bien me défendre.
— J'en sais rien..., soupira t-il. Je te l'ai déjà dit... Je me sens encore trop fatigué pour envisager quoi que ce soit. Et puis, je ne peux plus me battre contre toi. Comment je pourrais encore songer à te faire du mal, après ce que tu as accompli juste pour sauver ma misérable peau ? Tu vois, je suis un sale type, mais je ne suis pas un ingrat...
Ne sachant plus quoi répondre, je me levai pour aller rincer mon bol vide dans l'eau du lac. Lorsque je revins vers le campement, Drake était retourné se coucher dans la tente, encore épuisé par le traitement de choc que je lui avais fait subir malgré moi.
Je profitais de ma solitude pour travailler ma concentration, comme Kyle me l'avais enseigné. Je m'assis en tailleur, face à l'eau tranquille du lac souterrain, fermant les yeux pour ne plus me concentrer que sur ma propre respiration. Inspirer. Expirer. Vider son esprit de toute pensée négative. Laisser la Lumière réchauffer mon être, pour ne former plus qu'un avec elle. Rechercher la connexion la plus saine, l'harmonie parfaite entre mon corps, mon âme et la puissance énergétique des Pierres.
Lorsque je revins à la réalité, Jod était de retour à bord de sa petite barque. Il avait l'air inquiet et anormalement agité.
— Il faut aider mes amis ! déclara t-il en accostant sur le rivage. Les méchants hommes pensent que Drake est mort. Dex est leur nouveau chef et veut faire des choses terribles ! Il veut ramener mes amis dans son repère pour les enfermer ! Pour les tuer et consommer leur chair plus facilement ! Je suis allé parler à Bo, mais il ne m'a pas écouté parce qu'il croit que je suis fou ! Tout le monde croit que ce vieux Jod est fou, et tout le monde abandonne ceux qui sont différents !
— Tout le monde, sauf moi. Et je vais vous aider, Jod, promis-je au vieillard. On ne peut pas laisser ces monstres faire du mal aux Errants. Mais avant de nous attaquer seuls à ce problème, nous ferions mieux de prévenir Drake. Il connaît sûrement bien ce Dex et il doit certainement savoir comment nous pourrions prendre les cannibales par surprise et libérer vos amis.
D'un pas décidé, je pénétrai à l'intérieur de la vaste tente circulaire si ingénieusement conçue par Jod, et je réveillai Drake en lui administrant une grande claque sur le flanc. Ce n'était certes pas la manière la plus délicate de sortir quelqu'un de son sommeil mais, au moins, ce fut efficace. Drake sursauta vivement et ouvrit les yeux pour me fixer d'un air hébété.
— Quoi ? Qu'est-ce-que tu me veux, la Folledingue ? grogna t-il en rejetant avec fureur ses couvertures à l'autre bout de sa couchette. Qu'est-ce-qui te prends, de me réveiller comme ça ?
— Tes mangeurs de viande se sont trouvé un nouveau chef, lui racontai-je sans me laisser perturber par sa mauvaise humeur. Un certain Dex, qui a l'air encore plus tordu que toi, ce que je croyais pourtant impossible. Figure-toi qu'ils se sont mis en tête de ramasser la plupart de ces pauvres innocents que tu appelles si gentiment les « ramollis du cerveau », pour les parquer dans votre immonde repère de dégénérés comme un vulgaire troupeau de bêtes. Bien sûr, il est hors de question pour moi de les laisser faire, et je vais aider Jod à les tirer de ce mauvais pas. Mais, auparavant, j'aimerais que tu me donnes quelques informations sur ce Dex et tes copains cannibales. Histoire que je sache de quelle manière je vais les affronter.
Je ne savais pourquoi je m'étais mise à le tutoyer, mais cela m'était venu naturellement, comme si j'avais affaire à une vieille connaissance. Drake m'observa un instant en silence, l'air totalement incrédule.
— Dex ? Ce crétin ? Il n'a pas pu prendre ma place..., finit-il par articuler.
— On dirait bien que si, répondis-je tandis qu'il remettait sa chemise.
J'eus le temps d'apprécier, malgré moi, les proportions plutôt harmonieuses de son corps solide, bien qu'un peu massif comparé à la ligne svelte et athlétique du si séduisant Kyle. Je pus également voir plus nettement ses étranges tatouages géométriques, sur son cou et sa poitrine. Un triangle le sommet vers le haut, un cercle en dessous et, juste à la suite, un triangle pointant vers le bas. J'eus la vague impression d'avoir déjà vu ce symbole quelque part, mais où ? J'étais incapable de m'en souvenir...
Drake s'aperçut que je le regardais attentivement, et il ne put s'empêcher de m'adresser un sourire provocateur.
— Avoue que je suis bien plus attirant que ton très cher Kyle, me lança t-il, retrouvant toute son assurance. Et le gros avantage, c'est que moi, j'adore les jolies filles.
Je me sentis rougir jusqu'aux oreilles.
— Tu es un sale type, comme tu l'as dit toi-même, et en plus tu es bien trop vieux pour moi, grommelai-je, essayant vainement de masquer mon embarras.
— Dis donc, la Folledingue ! Je ne suis pas vieux ! s'indigna l'ex-chef des cannibales. C'est pas parce que j'avais chopé la grosse crasse que tu dois me comparer à un vieillard tout racorni comme ton ami Jod ! Je n'ai que quelques années de plus que Kyle !
— Excuse-moi, ricanai-je. Je ne voulais pas te vexer. Mais... quelques années de plus... pour moi, c'est déjà trop vieux !
— Tu as tort de penser ça. J'ai une certaine expérience que les garçons de ton âge n'ont pas, répliqua t-il, visiblement blessé dans son orgueil de mâle. Tu devrais en prendre compte, ma jolie !
— Je n'ai pas l'intention de profiter de cette expérience-là, rétorquai-je en rougissant davantage. Coucher avec une ordure dans ton genre ne m'intéresse pas. Et puis, il me semble bien que ma question ne portait pas sur ta vie sexuelle, Drake ! Alors, maintenant, parle-moi de ce Dex avant que je ne commence à m'énerver !
Drake planta ses yeux gris dans les miens, me défiant du regard.
— Pourquoi je t'aiderais ? me demanda t-il. Pourquoi est-ce que je trahirais mes fidèles compagnons ? Je n'ai rien à gagner, en te donnant des renseignements sur eux.
— Tu as une dette envers moi, répondis-je froidement.
— Je n'ai de dette envers personne ! protesta t-il avec indignation. Je ne...
— Ça suffit, Drake ! le coupai-je brusquement, laissant une profonde colère m'envahir. Je t'ai sauvé la vie, bon sang ! Je me suis épuisée pour te soigner avec la Lumière, j'ai même dû endurer ta propre souffrance en plus de la mienne ! Je mérite d'être traitée autrement que comme une pauvre fille un peu niaise que tu espères juste mettre dans ton lit ! Mais tu faisais moins le malin, quand tu étais allongé ici même, à chialer comme un bébé pendant que Jod tentait de te réconforter !
Drake fit la moue, détournant son regard. De toute évidence, mes paroles l'avaient mouché.
— Je suis un être humain, lâcha t-il en chaussant ses bottines de sécurité. Je ressens la douleur. Je ne suis pas un pleurnichard mais, là, je dois admettre que c'était au-dessus de mes forces...
— Si tu es humain, me radoucis-je en posant ma main sur la sienne dans un geste réconfortant, alors aide-moi à mettre un terme à tout ça. Tu n'es pas un cannibale... Tu vaux mieux que ces brutes, n'est-ce pas ?
Drake frissonna légèrement au contact de mes doigts sur sa peau. Je vis ses joues pâles rosir, et il baissa à nouveau les yeux. Il me fit alors penser à un petit garçon timide et mal dans sa peau. À cet instant, il n'avait plus rien à voir avec le leader charismatique et vindicatif que j'avais pu observer. Qu'avait-il pu endurer dans sa vie, pour devenir un être aussi tourmenté et imprévisible, à la fois haïssable et pathétique ? Son cerveau perturbé n'était en réalité que le fruit d'une existence difficile, semblable à la mienne, au milieu de notre sinistre zone. Je le savais bien. Il était comme beaucoup de Rampants : un individu psychologiquement affaibli, que le Système avait brisé.
— Dex est parfaitement idiot et terriblement prévisible, finit-il par lâcher d'un air las. Je parie qu'il va emmener les Errants dans le Cratère, pour être sûr qu'ils ne s'échapperont pas.
— Le Cratère ? m'étonnai-je en retirant ma main de la sienne. Qu'est-ce-que c'est ?
— Il y a un énorme trou, sur notre territoire, qui a du être provoqué autrefois par une explosion, lorsque des ouvriers travaillaient encore ici. On peut y accéder par une sorte de passerelle que nous avons réparée et consolidée, et descendre des gens au fond grâce à une nacelle de notre invention. Pour ne pas dire, de mon invention. J'avais l'intention d'exploiter ce site pour en faire un village fortifié, où je pourrais préparer en toute quiétude mon impitoyable vengeance contre Bo et ses amis. Dex étant ce qu'il est, c'est-à-dire un abruti, je suis à peu près certain qu'il va essayer d'y faire descendre les ramollis du cerveau par petits groupes. L'avantage, c'est que cette tâche va lui prendre énormément de temps. Suffisamment de temps pour que l'on puisse trouver un moyen de faire capoter ce plan débile.
Je fixai mon interlocuteur sans comprendre.
— « On » ?
— J'ai besoin de me défouler un peu, et de remettre ce demeuré de Dex à sa place, répondit-il avec un mince sourire, retrouvant de sa superbe.
— Ben ça promets..., commentai-je en lui souriant à mon tour. On risque de former une drôle d'équipe, à nous trois. Le vieux cinglé, la fille bourrée d'énergie qui ne sait même pas pourquoi elle a ce pouvoir et l'ex-chef des cannibales qui a réussi à se faire haïr de tout le monde !
— Je ne le fais ni pour Jod, ni pour ses copains à la cervelle vide, ajouta t-il alors que je m'apprêtais à sortir de la tente. Je le fais pour toi. Parce que tu m'as sauvé alors que j'étais condamné. Et parce que, même si tues une folledingue, je crois que je t'aime bien. Tu as du cran... ça me plaît.
Je n'avais aucune certitude de sa sincérité, j'étais consciente que sous ses airs de brute sans éducation, il était en réalité redoutablement intelligent et excellait dans l'art de la manipulation. Mais, cette fois-ci, j'avais envie de croire qu'il ne se moquait pas de moi. Qu'il pouvait vraiment se repentir de ses actes ignobles et nous aider à sauver les Errants des griffes de ce Dex et de son abominable bande d'anthropophages. C'était peut-être naïf de ma part, mais je me sentais prête à lui accorder ma confiance. Sans doute que je faisais aussi cet effort pour Kyle, parce que j'espérais égoïstement que, si je faisais rentrer son « frère » dans le droit chemin, il me serait reconnaissant et pourrait enfin me regarder autrement que comme cette étrange fille de la Zone 0 qu'il devait former aux techniques de combat de la Milice.
En songeant à nos dernières séances d'entraînement, je me tournai à nouveau vers Drake.
— Il faut que je m'exerce à contrôler mon don avant d'affronter ces fous furieux, lui dis-je. Sinon, je risque encore de provoquer de regrettables dommages collatéraux. J'ai vu que tu savais très bien maîtriser le tien. Il faut que tu m'apprennes, Drake.
L'homme aux curieux tatouages me regarda comme si j'étais tombée sur la tête.
— Tu veux que... Moi... je t'apprennes à maîtriser ton énergie ? Mais... enfin... tu as bien remarqué que mon pouvoir était franchement bien en-dessous du tien ! Je ne vois pas comment je pourrais...
— Tu as peut-être moins de puissance énergétique, mais tu la contrôles bien mieux que moi. Tu es donc tout à fait en mesure de me montrer comment faire, affirmai-je sans me laisser décourager.
Je vis, à ce moment précis, une étincelle de vie se rallumer dans les yeux fatigués de Drake. D'un gris terne, il passèrent à une belle teinte bleutée.
— D'accord, répondit-il avec un sourire. Mais, je te préviens... Je risque d'employer des méthodes un peu brutales.
— Je n'ai pas peur, le défiai-je en croisant mes bras sur ma poitrine.
— Pourtant, tu devrais, ricana t-il. Allez, suis-moi. On va faire ça dehors, sinon le vieux va se retrouver sans logement.
— Tu insinues que je risque de réduire sa tente en miettes ? m'offusquai-je, la mine boudeuse, en lui emboîtant le pas.
— Oui. C'est exactement ce que je voulais dire.
Je lui décochai un coup de coude dans les côtes, le faisant grimacer de douleur.
— Doucement ! protesta t-il. J'ai encore mal !
— Ça, ça m'est complètement égal, grognai-je alors que nous approchions des bords du lac.
— Tu veux réellement qu'on fasse ça ici ? lui lançai-je avec une certaine inquiétude. Ce site est bourré de Trik. Toi qui as si peur que je fasse exploser des choses, tu ferais mieux de choisir un autre endroit...
— Non, fit-il en enlevant son long manteau de cuir pour être plus à l'aise dans ses mouvements. Justement, c'est parfait.
Il jeta le vêtement usé à terre, sans la moindre délicatesse, comme s'il se moquait ouvertement de salir davantage le peu de choses qu'il possédait.
— Bien bien bien..., s'amusa t-il en frottant ses deux mains l'une contre l'autre. Commençons parle commencement...
Ses mains s'illuminèrent.
Une véritable rafale de projectiles incandescents fusa dans ma direction, sans que je puisse me douter de quoi que ce soit.
Je me mis tant bien que mal dans une posture de défense, afin de dévier la trajectoire de la Lumière. Drake ne me laissa pas le temps de reprendre mon souffle et me lança une nouvelle salve de rayons lumineux.
Cette fois-ci, j'eus le réflexe de préparer ma contre-offensive. Les mains tendues devant moi comme pour former un bouclier, je lui renvoyai sa propre énergie en pleine face. Il dut faire un bond sur le côté pour esquiver le coup.
J'étais étonnée qu'il puisse trouver une telle force de frappe alors que, quelques instants auparavant, il avait encore l'air fatigué et abattu. Quelque chose clochait. Il y avait trop d'incohérences dans le comportement de Drake. Et ma propre blessure... Pourquoi n'avais-je plus du tout mal à la tête ? Il allait falloir que je trouve des explications à tout cela.
Cependant, je me forçai à me concentrer uniquement sur mon adversaire. Il essaya à nouveau de me déstabiliser avec un rayon plus puissant mais, sans me laisser perturber, je le bloquai avec ma propre énergie. Nos deux forces fusionnèrent entre elles pour ne faire qu'une, formant une sorte de sphère lumineuse qui lévita un instant au-dessus de nos têtes, tournoyant sur elle-même avec un étrange bourdonnement. Puis, brusquement, elle explosa en une myriade de petites lueurs qui voletèrent autour de nous, avant de s'évaporer dans les méandres de notre monde subterrestre.
Drake applaudit ma prestation et s'inclina devant moi.
— Bravo ! Excellent !Tu as été brillante, cette fois-ci ! Et pourtant, c'était loin d'être gagné !
— T'es vraiment un grand malade ! m'emportai-je, furieuse à l'idée qu'il ait vraiment frappé pour me faire mal. Et puis, tu t'es bien fichu de moi !Comment se fait-il que, d'un coup, tu sois en possession d'une telle puissance, alors que tu semblais à l'agonie il y a encore peu de temps ? Qui es-tu exactement, Drake ? Un Rampant, ou un supersoldat de la Zone Supérieure ?
— Je suis juste comme toi, me répondit-il avec un sourire calculateur qui me mis mal à l'aise. Moi aussi, je suis né différent.
Avec horreur, je vis son visage devenir plus lisse, plus propre. Ses dents blanchirent et me parurent soudain beaucoup plus droites. Ses cheveux bruns disparurent pour révéler un crâne entièrement rasé, sa légère barbe s'évaporant de la même manière. Même la cicatrice, le long de son visage, laissa la place à une belle peau claire, sans la moindre imperfection. L'un de ses yeux gris se transforma également, remplacé par un horrible globe noir et opaque, enfoncé profondément dans son orbite.
Un œil robotique, effrayant, qui s'illumina d'une inquiétante lueur rouge lorsqu'il se posa sur moi.