Dora suit chaque soir le même rituel.

D'abord, elle souhaite une bonne nuit à ses frères – Saul, l'aîné, quitte la télé du regard et lui demande toujours combien.

— Combien de vies à sauver ?

La jeune femme sort un chiffre au hasard selon sa fantaisie du moment, ou son état de fatigue, ou son humeur.

— Trois pour cette fois, répond-elle.

— Petite nuit en perspective.

— Je suis épuisée, Nyx m'a donné du fil à retordre aujourd'hui.

Saul sourit, de ce sourire ravageur qui fait tomber les filles comme des mouches, puis ajoute :

— Fais attention à toi.

— Comme toujours.

Ensuite  Dora le quitte, fait un crochet par la chambre d'Aaron, le cadet de la  fratrie, occupé à éclater un boss de fin de niveau sur sa console. Le  bruit de la manette que l'on maltraite résonne dans la pièce.

— Ah, non ! s'exclame-t-il alors qu'elle lui colle une bise sonore sur la joue, le déconcentrant.

— Bonne nuit, Aaron.

Puis  elle s'enferme dans son antre. Dora s'y est installée quelques mois  plus tôt mais elle a encore du mal à s'approprier sa chambre, vaste et  glaciale, trop impersonnelle. Des meubles qui appartenaient à ses  parents, un lit immense, une large bibliothèque pleine de livres... Dans  une vitrine et sur les étagères se trouve la collection de flacons de  parfum de sa grand-mère, une ribambelle de bouteilles de toutes les  formes et de toutes les couleurs, certains très anciens. Plus tard,  quand elle en aura le temps, elle repeindra les cloisons, pour l'instant  beiges, et changera le mobilier.

Voilà  pourquoi Dora a épinglé au mur des posters et des photos. Parmi les  clichés, il y a des portraits de ses parents, de ses amis, des  représentations des lieux qu'elle a visités à travers le monde, mais  aussi les chevaux dont elle s'occupe. La jeune femme gère un refuge qui  récupère des bêtes blessées ou traumatisées afin de leur offrir une fin  de vie paisible. Une maison de retraite pour équidés, en quelque sorte,  bien loin du haras qui appartenait à son père et qu'elle a toujours  détesté.

En  ce moment, elle se consacre entièrement à Nyx, un cheval à la robe  noire comme la nuit qu'elle a sauvé quelques semaines plus tôt. L'animal  était blessé, affamé, et enfermé depuis des mois dans un box qui ne lui  permettait pas de voir la lumière du jour ; le propriétaire l'y avait  laissé à l'abandon. Dora n'est pas sûre de réussir à soigner Nyx et, si  toutefois elle y parvenait, elle sait d'avance qu'elle ne pourra jamais  lui rendre sa confiance envers les humains. Ce ne serait pas la première  fois, ni la dernière. Son mur de photos est là pour le lui rappeler :  un certain nombre de chevaux passés dans son refuge n'a pas survécu. Les  contempler fait partie du rituel.

Après  un soupir, Dora allume la lampe de chevet, éteint le plafonnier, puis  se glisse entre les draps tièdes. Heureusement qu'elle a eu l'idée d'y  placer une bouillotte... Leur maison a beau être vaste et confortable,  elle demeure aussi très ancienne, si bien que la chaleur du poêle ne  parvient pas jusqu'à sa chambre. Et l'hiver est glacial. Saul l'a  promis, installer des radiateurs fait partie de ses projets en ce début  d'année.

Il  ne faut pas longtemps à Dora pour s'endormir. Quelques minutes à peine,  alors qu'elle pousse son esprit à changer de régime, ralentir, ralentir  encore...

Le trou noir, familier. Une sensation de chute. Le froid ambiant a disparu.

Quand elle ouvre de nouveau les yeux, Dora atterrit dans un rêve qui n'est pas le sien.

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