SAMEDI 24 / 21 HEURES 30

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Le couvre-feu avait ses avantages et inconvénients. Plus, Louis était forcé d'être chez lui pour 21 heures. En conséquence, il se couchait plus tôt, et était toujours à l'heure pour ses cours en ligne du matin. Moins, ça ne l'empêchait pas de sortir pour autant, il buvait plus tôt, et sans limite, avec l'argument qu'il devait en profiter au maximum. Il n'échappait pas à certaines gueules de bois. Plus, quand ça arrivait, il n'était pas obligé de sortir dans son lit pour aller à la fac. Moins, il n'était pas obligé de sortir de son lit pour aller à la fac.

OK, soyons honnête, il était en train de décrocher.

Ce qui était trop dommage : c'était sa dernière année de licence. Il avait enduré deux ans d'amphis soporifiques, de TD ennuyeux et de partiels réussis de justesse. Tout abandonner maintenant aurait été bête. Mais Louis n'y pouvait rien si sa motivation était en baisse. Il avait des cours en présentiel une semaine sur deux, puis les températures extérieures avaient chuté, le temps s'était couvert, et il avait de moins en moins envie de prendre des métros puant la transpiration à 8 heures du matin. Alors il s'était dit qu'il ferait tous ses cours à distance, mais en respectant son emploi du temps. Un jour, il s'était réveillé à 10 heures, et ainsi, la flemmardise s'était installée. Désormais, il était carrément en retard sur ses cours. Le travail s'accumulait sur son espace personnel, il n'avait pas ouvert sa boîte mail depuis cinq jours.

Oups ?

Ce soir-là, Louis n'avait pas trop bu. Le lendemain, il serait frais. Il pourrait se lever tôt et travailler le matin, avant que Zia n'arrive. Ils devaient déjeuner ensemble. Oui, il allait faire ça. Une assiette de pâtes, un peu de ketchup, une tranche de jambon pour éponger, le tout devant une série. Il avait pris un abonnement Netflix, ayant appris des erreurs du confinement. Enfin, sa sœur avait pris un abonnement et lui s'était créé un profil parasite.

Il venait de mettre l'eau à chauffer quand son téléphone sonna. Sûrement Zia qui s'assurait qu'il était bien rentré. Elle le maternait, peut-être un peu trop. Mais à la surprise de Louis, le numéro était inconnu. Une seconde, il hésita à décrocher, il n'aimait pas les appels, encore moins ceux des étrangers. Son instinct le poussa à le faire.

― Allô ?

Le silence qui s'en suivit accéléra les battements de son cœur. Il avait vu assez de films d'horreur pour s'imaginer le pire.

― Allô Louis ? C'est Ninon. Ninon Delmas.

Ninon ? Ninon ! Il avait vu Ninon au bar. Elle était passée en vitesse dans la rue et il avait tout de suite reconnu son ciré moche. Il se souvenait de le voir pendu au porte-manteau lors des mois glorieux de leur colocation et de ne plus pouvoir l'encadrer. Quand il avait aperçu une robe à fleurs bariolée et des Derbies vernies, il n'avait plus aucun doute. Même avec un coup dans le pif, il ne s'y trompait pas. Son ancienne colocataire avait deux looks : maîtresse d'école maternelle ou homme de quarante ans qui venait tout juste de se faire quitter par sa femme, et chacune de ses allures était inoubliable.

Il lui avait filé son numéro parce qu'elle n'avait plus Facebook. (Il avait voulu lui envoyer un message, dans l'été et n'avait pas trouvé son profil.) (Bon, c'était peut-être une bonne chose, il était déchiré, à ce moment-là, il n'imaginait pas ce qu'il lui aurait dit.) Il lui avait filé son numéro aussi parce qu'il savait qu'elle n'accepterait jamais de prendre un verre pour discuter du bon vieux temps. Elle paraissait toujours autant flippée, accrochée à son gel hydroalcoolique comme une moule à son rocher. Il lui avait filé son numéro parce que... en fait, il n'en savait rien, il lui avait filé son numéro, c'est tout. Il ne pensait pas qu'elle l'appellerait.

Il bégaya. Les effets de l'alcool s'estompaient.

― Tu... c... Ninon ? C'est Louis.

― Oui, je sais. Euh... ça va, tu es chez toi ?

― Oui, oui. Je respecte le couvre-feu, madame.

Il s'en voulut aussitôt. Il ne l'avait pas revue depuis six mois, ce n'était pas le moment d'être condescendant. À nouveau, un blanc s'immisça dans la conversation, Louis attendit. Il n'avait rien à dire... Faux, il avait des milliers de choses à lui demander, mais il n'en pensait à aucune. Il entendit un soupir.

― D'accord, souffla Ninon. OK, comment dire ça ? J'ai une merde, et j'ai appelé tout mon répertoire, et je crois bien que tu es la seule personne qui peut me dépanner à ce stade.

― Oh, ouais, ouais, ouais, t'inquiète. Ce que tu veux. Qu'est-ce qu'il t'arrive ?

― Je peux dormir sur ton canapé ce soir ?

Louis se figea. Il ne s'était attendu à rien, il était quand même sous le choc. Dans quelle galère Ninon devait-elle être pour lui demander à lui un tel service ? Il ne pouvait pas refuser. Si elle l'appelait après six mois de silence radio, après le malaise dans lequel ils s'étaient quittés, après le couvre-feu ! Il était son dernier ressort, de toute évidence. Il acquiesça comme un idiot, avant de réaliser qu'elle ne le voyait pas.

― Oui, bien sûr. Ça marche. Viens. Ouais, tu peux carrément venir.

Il n'ajouta rien. Ninon lui fit remarquer :

― J'ai besoin de ton adresse, Louis.

― Oh, oui, mon adresse. Je te l'envoie par message.

― Merci, je te revaudrai ça.

Elle raccrocha, Louis resta planté au milieu de son appartement, le téléphone dans la main. Le chuintement de l'eau bouillante débordant de la casserole le ramena à la réalité. Il baissa le feu, nettoya et regarda les bulles à la surface, encore en transe de la conversation. Il allait revoir Ninon, elle allait venir chez lui. Mince, il n'aurait jamais cru que ce jour se présenterait.

Louis oubliait des trucs, mais fasciné par l'ondulation de l'eau et submergé par ses émotions, il était incapable de s'en rappeler. Ninon, Ninon... Oh, l'adresse. Il envoya le SMS. Et les pâtes. Mettre les pâtes dans l'eau. Ce qu'il fit. Et... et préparer le canapé.

Aurait-il dû préciser que c'était là où il dormait lui aussi ?

La vagueWhere stories live. Discover now