La nuit tous les chats sont gris (automne 2018)

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Paul travaille de nuit depuis que nous avons emménagé en ville, il y a de cela quelques mois. Il est parti lorsque le soleil s'est couché en me grattant la tête. J'ai ronronné, instinctivement.

« _ Passe une bonne soirée Tibalte. »

J'entrouve tout juste un œil pour le voir fermer la porte derrière lui. Une fois sur deux, il oublie ma ration de croquettes et ce soir, c'est le mauvais soir pour mon estomac.

A l'instant où Paul a claqué la porte, l'étoile du berger est apparue, et cela malgré les lumières artificielles et le brouillard de la pollution. C'est la seule étoile que l'on voit ici. Les autres ne brillent pas assez fort.

Paul laisse toujours la fenêtre de la cuisine entrouverte pour que je puisse sortir. Il ne prend aucun risque : notre appartement se situe tout en haut de notre immeuble, juste sous les toits. Rien de bien exceptionnel mais ça nous suffit.

En attendant, les nuages de cette nuit sont en train de se dissiper pour faire ressortir la lune. Ce soir, c'est un très mince croissant.

Je m'étire lentement, des moustaches au bout de la queue. Ce geste est toujours agréable. J'en miaule de plaisir. C'est l'heure de ma promenade nocturne. Je sors de mon confortable canapé et grimpe sur le plan de travail de la cuisine. En passant sur le lavabo, je lape la goutte d'eau qui pend du robinet. Petit rituel d'hydratation nécessaire à toute sortie. Et je continue mon chemin sur le plan jusqu'à faire un bond pour attendre le rebord de la fenêtre. Je me faufile par l'entrebâillure. La partie arrière de mon corps bloque un peu. Je suis obligée de me trémousser l'arrière-train pour ne pas rester coincé. Ces derniers-temps, c'est un peu plus difficile. La fenêtre a dû rétrécir !

Une fois la difficulté surmontée, le bruit auparavant camouflé de la circulation me parvient. J'avoue que les grillons et les chouettes de la campagne me manquent. Je les préfère aux vrombissements des voitures. Encore qu'en cette heure avancée, elles sont plus supportables. Et puis les voitures, je ne peux pas les courser.

En trois bonds, j'escalade la gouttière et parviens au toit. Là, je m'installe sur le rebord en béton. Le spectacle peut commencer. Je suis au premier rang pour contempler l'immeuble d'en face et les multiples vies qui sévissent derrière les fenêtres éclairées.

Au premier étage, les lumières sont déjà éteintes. C'est le couple de boulangers. Ils se lèveront dans quelques heures, lorsque Morphée veillera sur tous les autres habitants de l'immeuble. En attendant, Monsieur et Madame doivent ronfler paisiblement.

Au second, la grande famille Arnaud entame son rituel de coucher. Par la fenêtre, la maman Arnaud lit l'histoire du soir à ses jumeaux. La lumière tamisée de la chambre dessine des jolies ombres sur les murs. Les yeux des enfants sont emplis de sommeil mais luttent pour entendre l'histoire en entier. Tout est doux. J'aurais presque envie moi aussi d'aller me lover sur un coussin ou au pied de la mère. J'écouterais sa voix conter les aventures d'un preux chevalier ou d'une jolie princesse. A moins que les Arnaud ne soient des amateurs d'histoires de chat. J'avoue que cela ne me déplairait pas.

Dans l'appartement d'à côté, les ombres dansent aussi. La fenêtre donne directement sur la salle de bain de la belle Lyddie. Je ne suis pas certain que cela soit son vrai prénom mais j'ai entendu son ancien petit-ami hurler « Lyddie » sous sa fenêtre, le soir où elle l'a quitté. La jolie Lyddie à tirer le rideau clair qui dissimule l'intérieur de sa salle de bain. Son ombre est projeté sur le tissu. Elle est nue. Ses courbes gracieuses se dessinent et dansent. Elle détache ses cheveux qui tombent en cascade sur ses épaules et le long de son dos. Elle enroule une serviette autour de son corps et sort de la salle de bain, éteignant la lumière derrière elle.

A l'étage du dessus, c'est le conflit des générations. A gauche, la collocation des trois garçons. Ce soir, pas de soirée bondée ni de musique forte. Nous sommes lundi. Il encore un peu tôt dans la semaine pour commencer les festivités. La fenêtre donne sur la cuisine. Tous les trois sont assis face à leurs bières, ou une autre boisson qui n'est certainement pas de l'eau. L'un d'entre eux se lève et passe sur le balcon pour fumer une cigarette. La petite lumière du feu éclaire son visage. Il n'est pas vilain comme garçon mais il n'a pas l'air très intelligent. A vrai dire, les humains en règle générale ne m'ont jamais paru intelligents. Nous autres, félins, sommes bien plus fins d'esprit de toute évidence.

A droite, c'est l'appartement de madame Bodoin, la gentille petite mamie du quartier. Bien sûr qu'il y a d'autres personnes âgées dans le coin mais c'est la doyenne. Elle est un peu sourde alors les tapages de la colloc' d'à côté ne la dérange pas. Elle a un petit chien stupide qui passe son temps à m'aboyer dessus dès que je m'approche un peu trop prêt de chez lui. Elle s'est assoupie sur son fauteuil en cuir, un plaid sur les genoux. Ses lunettes pendent au bout de son nez. Elle se réveillera lorsque ces dernières tomberont sur la truffe de son teckel qui se mettra à hurler de peur. Un réveil peu agréable pour les deux habitants de ce petit logis. Je ne le cache pas, lorsque cela se produit, je pouffe de rire.

Au quatrième étage, le studio de gauche est éteint. Je ne l'ai jamais vu allumé. Je doute de la présence de quelqu'un mais qui sait ? Peut-être qu'une vie existe dans l'obscurité. Par contre, à droite... Oh ! Mais on n'a pas idée de faire ça la fenêtre ouverte ! Je suis un chat pudique moi. Tirez au moins le rideau, bande d'animaux. Bon, j'avoue que ce n'est pas la première fois que j'assiste aux ébats du petit couple du quatrième mais tout de même ! Vite, je passe à autre chose.

Mon étage préféré, c'est le dernier, le cinquième. Comme chez nous, c'est les studios sous le toit. Le loft de droite est celui de l'artiste. Il s'appelle E.J. En tout cas, c'est comme ça qu'il signe au bas de ses tableaux. C'est un peintre mais aussi un musicien. Il joue de la guitare et de la trompette. Je suis moins fan du second instrument. Ça me casse les oreilles.

Mais ce que je préfère au cinquième, c'est l'appartement de gauche. Pas parce que la propriétaire danse en cachette sur les accords de son voisin. Pas parce qu'elle en est sûrement un peu amoureuse en cachette. Pas parce que cette amour caché m'émeut un peu mais plutôt parce qu'elle ne vit pas toute seule. Elle cohabite avec une chatte au pelage blanc immaculé et aux yeux bleus perçants. Une italienne du nom de Caramélita. J'ai le béguin pour elle, on ne va pas se le cacher. Il lui arrive parfois de venir me rejoindre pour regarder le spectacle que nous offre son immeuble. Elle est d'accord avec moi pour dire que c'est le plus joliment animé dans ses heures nocturnes. Parce que les lumières ne sont pas toutes de ce jaune peu agréable. Et parce que lorsqu'elles s'éteignent, elles clignotent de manière éparse et se meurent petit à petit. Comme une boucle sans fin, les dernières lumières des couches-tard disparaissent et les lumières du premier étage s'allument. Les boulangers se réveillent et abandonnent au fond de leur lit, la torpeur de la nuit.

Les heures passent bienvite sur ce toit. Les enfants Arnaud se sont endormis. Le garçon sur le balconà terminé sa cigarette. Les amants se sont rhabillés. Le musicien a cessé dejouer. La lune a fait une grande partie de son voyage et les immeubles voisinsse sont assoupis. Le premier étage s'éveille. Il est temps pour moi de rentrer.Paul ne devrait plus tarder. Je descends de mon perchoir prudemment. Au momentoù je m'apprête à passer par la fenêtre, je jette un dernier regard vers lesixième étage d'en face. Une petite silhouette se dessine et ondule de laqueue. Je la salue d'un signe de la tête respectueux avant de disparaître dansl'obscurité de l'appartement. Le ciel commence tout juste à se colorer d'unmélange de bleu et de rose.

Des petites histoires sous la neigeحيث تعيش القصص. اكتشف الآن