Four Winds Bar

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J'habite Chambéry depuis peu. Je viens de commencer un de ces cursus artistiques qui vous demandent d'aller à la bibliothèque tous les jours et de visualiser le plus d'œuvres possible. Ça ne me dérange pas, j'ai toujours été très curieux. Ma grand-mère m'a toujours dit que la curiosité était un vilain défaut, mais la figure de la grand-mère qui donne des conseils est une figure trop utilisée dans l'art. Chambéry est une ville à taille humaine, diront tous les imbéciles qui y vivent. Mais c'est vrai qu'elle a du charme, avec ses montagnes qui la bordent, et son vieux centre. J'ai rencontré un gars très sympa avec qui on a fait de nombreuses visites de la ville, de nuit. Il s'appelle Thomas et est déjà en troisième année, il connait Chambéry par cœur. C'est les bars qu'il connait le mieux, il est réputé pour ça. J'aime qu'il me montre tout ce qu'il connait ici, d'abord parce que je suis curieux, je l'ai déjà dit, et aussi parce qu'il est extrêmement séduisant. Il possède un magnétisme incroyable. Je n'avais jamais rencontré quelqu'un qui pouvait me faire cet effet-là.

Il y a un bar pourtant que Thomas ne connaissait pas. Enfin si, mais il n'y était jamais entré, m'a-t-il dit. Nous passons devant assez souvent puisqu'il se situe derrière mon immeuble. Les vitres sont teintées de violet et le chauffage y est toujours allumé et souffle dans la rue une vapeur blanche. Il n'y a aucun nom sur la devanture qui semble dater, mais il y est certifié qu'on peut y vendre de l'alcool. Lorsque j'ai parlé de cet endroit à Thomas, son visage s'est fermé net. « Nous n'irons jamais là-bas. Ni toi ni moi » me dit-il, glacé. Avant d'ajouter « Ne rentre jamais à l'intérieur. » Sur ce il s'est levé et est parti d'un pas pressé. Je suis resté un moment à la terrasse du café où nous étions, à fixer le ciel. Quel étrange comportement, mais après tout, il n'était peut-être que de mauvaise humeur, simplement.

Le lendemain nous ne nous sommes pas retrouvés devant l'université, et j'ai commencé à psychoter un peu, je l'avoue. Il me manquait déjà. Le soir en rentrant, je suis passé devant, comme j'ai pris l'habitude, un sdf de ma rue. Je m'arrête toujours pour lui donner le reste de monnaie de mon ticket de bus, et il me remercie toujours avec un sourire un peu niais et alcoolisé. Mais cette fois quelque chose avait changé. Lui qui était habituellement si souriant et si avenant avec les gens (et surtout moi) tenait une triste mine. Il semblait comme perdu dans la contemplation béate d'un paysage invisible. Le bruit des piécettes dans son bol en fer le fit sortir soudainement de cette transe, et il me dévisagea. Lentement il se leva, les gestes mal assurés, et me prit le bras. Ses lèvres commencèrent à babiller, à trembler. Il voulait manifestement me dire quelque chose, mais son regard était toujours aussi perdu au loin. Des larmes coulèrent sur ses joues et il se laissa tomber en arrière lourdement. Sans bouger. A nouveau perdu dans sa contemplation lugubre. La nuit commençait à tomber, je me dis que je devais rentrer. Le lendemain, et tous les autres jours, il n'a plus occupé la rue.

Cette observation me fit un peu peur, c'est vrai. Il avait très bien pu changer de spot ou se faire embarquer en cellule de dégrisement. Mais ses yeux m'avaient marqués. Je n'avais toujours pas de nouvelles de Thomas. C'est une période assez trouble de ma vie qui commença alors, ponctuée de pertes de mémoires légères, d'épisodes de paranoïa, et de disparitions d'affaires. Curieusement, mes pensées se tournaient assez souvent vers ce mystérieux bar. Je pense que j'ai dû penser à un moment ou à un autre qu'il avait un lien avec les évènements. Vint enfin un jour où Thomas reparut, à l'université. Je sentais qu'il m'évitait, avec ses regards furtifs. Ce jour-là j'ai passé plusieurs heures à le suivre avant de le surprendre en train de se laver les mains dans les toilettes de la fac. « Où étais-tu passé ? » Question. « Tu as envie d'y aller hein ? » Réponse par une autre question, je déteste ça. « Dis-moi où tu étais, je me suis fait un sang d'encre, mec. » Il s'avança vers moi et me saisit les épaules. Je remarquais alors pour la première fois ses yeux fatigués, écarquillés. « Et tu vas y aller en plus. Ils le savent, ils le savent que tu le feras, quoiqu'il arrive. Tu ne sais pas dans quoi tu nous as mis, tous les deux. Et pas que tous les deux d'ailleurs. Nous ne nous reverrons pas. Jamais. » Et en me poussant contre le mur carrelé, il s'en alla. Je restais coi après son discours. Puis pris le chemin pour rentrer chez moi me reposer. Des migraines commençaient à accompagner mes heures d'éveil.

Sans y faire attention, je passais devant le fameux bar sans nom. Enfin, cette fois il en avait un. Une feuille délavée par la pluie avait été cloutée sur la porte d'entrée. Dessus, une inscription manuscrite « bar des quatre vents », et rien d'autre. La vapeur s'envolait lentement. Aucun bruit à l'intérieur. Ni à l'extérieur, à part une légère brise. Et des nuages gris-noir au loin, annonçant la pluie. Je dus rester longtemps à contempler la devanture, puisque les premières gouttes me tombèrent dessus. Ou alors le mauvais temps arrive vite par ici. Je ne sais pas trop quoi penser.

A l'heure où j'écris ces lignes, je suis chez moi, et j'ai peur. Je peux observer la cage d'escalier de mon immeuble par ma fenêtre. Les vitres floutent les individus, mais je peux voir cinq formes humaines immobiles. Depuis plusieurs heures. Où est passé Thomas ? Où est passé le sdf ? Je crois avoir la réponse à ces questions, ou au moins connaitre un moyen d'y répondre. Et je ne vais pas trainer, même si je dois rencontrer ces formes terrifiantes. Ce soir, je prends ce petit carnet et je rentre à l'intérieur du bar des quatre vents. Ma curiosité est piquée, je ne fermerai pas mes yeux.

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⏰ Last updated: Oct 21, 2019 ⏰

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