Chapitre 1 - Partie 2

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À quelques centaines de mètres de la Justice, terré dans sa chambre au premier étage du palais de la Foi, Hilaire tentait depuis huit heures du matin de réunir le courage nécessaire à enfiler les vêtements dégotés par son petit frère. L'anxiété lui emmêlait les tripes et il avait faim. Puisqu'il avait dû s'enfoncer sa cuiller au fond du gosier pour se faire vomir lors du petit-déjeuner, simuler la maladie et ainsi échapper à toutes ses leçons et prières de la journée, son estomac se recroquevillait comme une figue séchée. Et puisqu'à la Foi, on ne mangeait qu'à l'aube, puis au crépuscule...

Hilaire avala sa salive pour étouffer un gargouillement et s'obligea à chasser de sa tête toute pensée liée à de la nourriture.

Assis au bord de son lit, poings crispés sur ses genoux, chiffonnant son habit religieux noir brodé d'argent, il dressa la liste des punitions que lui infligerait son père, l'empereur Cornelius, si l'un de ses gardes l'attrapait hors de la Foi. Irait-il jusqu'à l'enfermer aux geôles, au milieu des sorciers, des traîtres et des créatures de cauchemar qui y croupissaient ? Peut-être bien... La simple idée de se trouver à moins de dix mètres d'une engeance magique, sans rien de plus qu'une grille ou qu'un mur pour l'en séparer, le fit frémir jusqu'à la pointe de ses cheveux noirs.

Il n'avait pas envie de sortir du palais, moins encore de s'aventurer en Basse-Ville. La peur le paralysait. Il en venait presque à espérer qu'un prêtre s'impose dans sa chambre, le force à se mettre au lit et le veille en marmonnant une longue litanie de saintes paroles – Dieu, pourtant il détestait ça ! –, juste pour détenir une bonne excuse à présenter à son petit frère lorsqu'il le reverrait : « Excuse-moi, je n'ai rien pu faire, il y avait un vieux prêtre marmonneur au bord de mon lit ! Tu sais, celui avec les poils de nez qui tombent jusqu'au menton. »

Il inspira, bloqua, avala sa salive. Quel peureux il faisait ! S'il attendait plus longtemps, la trouille s'infiltrerait jusqu'au bout de ses ongles et il abandonnerait avant même d'avoir mis un pied hors de sa chambre.

Mû davantage par l'affection qu'il portait à son frère que par le courage ou l'envie, Hilaire se leva et s'approcha de sa garde-robe, creusée dans la roche noire d'un des murs de sa chambre. Il déplia l'une des longues tuniques religieuses qui y étaient entreposées, la tint devant lui par les épaules. Sous l'habit était camouflé un autre vêtement, bien moins prestigieux, bien moins tape-à-l'œil. Bien moins couvrant, aussi. Même lorsqu'il dormait, sa chemise de nuit le boutonnait du cou aux poignets. Là... Devait-il vraiment se glisser dans cette toge légère, qui dévoilait bras, jambes et clavicules ?! Comment faisaient les domestiques pour se promener là-dedans toute la journée sans mourir de gêne ?!

Il se laissa aller à quelques lamentations supplémentaires, puis ôta son habit, enfila cette maudite toge sur son pantalon et repassa sa tunique religieuse par-dessus. Voilà. Il ne lui restait plus qu'à sortir du palais sans se faire arrêter, s'éplucher comme un oignon dans un coin des jardins et se jeter presque tout nu – non, il n'exagérait pas ! – au beau milieu des gens de médiocre condition. Des pouilleux, des prostituées, des marchands qui puaient le poisson et des marins parfumés à la vinasse. Quoi de plus facile ? Quoi de plus alléchant ?

Dans un premier temps, tout se déroula si bien qu'un autre que lui aurait sans doute repris confiance dans le succès de cette entreprise périlleuse – mais Hilaire étant Hilaire, il lui fallait bien plus qu'une petite réussite pour étouffer ses frayeurs.

Personne dans le couloir des chambres, au premier étage. Personne au coin de l'escalier non plus. Personne au rez-de-chaussée, lorsqu'il jeta un coup d'œil par-dessus la rambarde. C'était normal, après tout. Passé midi, les religieuses chantaient avec les enfants de chœur, les prêtres étaient occupés par leurs prières, bien décidés à ce que leurs baragouinages intérieurs soient entendus de Dieu et à ce que celui-ci, touché, clément, protecteur, continue à bénir le peuple de Vatic. Les suppliques de ces vieux bonshommes suffisaient-elles vraiment à acheter les grâces de Dieu ? Hilaire n'avait jamais compris pourquoi une entité dite si puissante se souciait d'eux. Il doutait d'ailleurs de cette affirmation. Sa foi était particulière, mais au vu du sort réservé aux hérétiques, il se gardait bien de formuler son opinion ou de poser la moindre question. Et puis, après tout, le peuple était heureux, mangeait à sa faim et le pays se trouvait dans un état de paix presque parfaite. Alors, peut-être bien que Dieu écoutait et exauçait. Sans doute était-il une sorte de grand-père généreux doté d'immenses oreilles... Tout en posant le pied sur les dalles du hall de la Foi, carrés de marbre noir gravés des divins préceptes, Hilaire coupa court à ses élucubrations. Quelque part à sa droite, un bruit de semelles cloutées résonnait contre les plafonds voûtés, rythmé par une démarche dynamique. Et ce bruit se rapprochait de lui, reconnaissable entre mille.

Oh, mon Dieu, mon Dieu, pourquoi faut-il que je croise Vann, maintenant ?! couina intérieurement Hilaire.

Vann, dévoué homme de main de l'empereur Cornelius, était aussi sévère que celui qu'il servait. Regard perçant, esprit suspicieux et vigilant, il semblait à Hilaire que Vann était une sorte d'extension de son père. S'il le surprenait à se promener dans les couloirs alors qu'il était censé se trouver en convalescence au fond de son lit...

Incapable d'agir, Hilaire se statufia, une main encore accrochée à la rambarde de l'escalier. Il ne pensait plus « comment faire pour sortir d'ici sans me faire voir ? », mais plutôt « comment expliquer à Vann pourquoi je suis ici plutôt que dans mon lit à boire les décoctions dégoûtantes du père Gidéon ? ». Oreille tendue, il attendit. Une porte s'ouvrit, se referma, le bruit des souliers de Vann s'estompa. Dans le corps d'Hilaire, ce fut comme une déflagration : avant même qu'il n'y songe, ses jambes se mirent en mouvement et il traversa la tache de lumière ronde projetée au sol par l'énorme vitrail surplombant les portes de la Foi.

Vite, vite, vite avant que quelqu'un ne revienne par ici !

Aussi impressionnantes que l'énorme palais religieux dans son ensemble, elles ne pouvaient s'ouvrir à la force d'un seul homme. Hilaire, avec sa frêle carrure de grenouille de bénitier, emprunta donc la petite porte taillée dans ses gigantesques sœurs. Le prince ignorait qui avait eu la drôle d'idée de placer une porte dans une autre porte, mais il lui adressa un remerciement silencieux tout en refermant le plus délicatement possible le pan de bois noir derrière lui.

Dehors. Bon Dieu, il était dehors ! Personne ne l'avait arrêté !

Il plaqua son dos contre la porte close, ses paumes à plat de chaque côté de ses hanches, la tête rentrée dans les épaules. Il avait l'impression d'avoir accompli un exploit, de s'être montré plus vaillant qu'un soldat face à un sorcier, pourtant le plus dur était encore devant lui, baigné d'un soleil éclatant : le chemin de pavés qui courait tout droit jusqu'au mur gravé d'inscriptions saintes et scintillantes, impressionnante structure de granit qui encerclait les jardins dans ses bras de pierre de trois mètres de haut. Comme si la hauteur ne suffisait pas à décourager les pires brigands, comme si la bénédiction anti-magie ne suffisait pas à tenir les créatures hors de l'enceinte, l'on pouvait apercevoir d'innombrables éclats de verre plantés en haut du mur, dressés vers le ciel, prêts à enfoncer leur tranchant dans les pieds et les mains de ceux qui essaieraient de s'infiltrer. À la connaissance du prince, personne n'avait jamais essayé.

Hilaire décrocha les yeux du chemin principal qui semblait le narguer et se moquer de lui. Non, il ne pouvait pas. S'exposer si ouvertement au regard de quiconque pointerait son nez à l'une des fenêtres de la Foi, c'était au-dessus de ses forces. Il préféra longer les murs du palais, marcher en crabe sur des dizaines de mètres jusqu'à accéder à une parcelle botanique, puis avancer accroupi entre les petites haies et les bosquets de plantes médicinales. Ainsi, crapahutant jusqu'à s'engourdir le dos et les genoux, Hilaire mit trois fois plus de temps à gagner les murs de l'enceinte. Mais, au moins, nul ne l'avait vu.

Ne lui restait plus qu'à franchir l'arche qui donnait sur la Haute-Ville. L'enthousiasme lui manquait, mais il ne pouvait plus faire marche arrière. Pas après s'être presque éclaté le cœur pour venir jusqu'ici.

Dissimulé derrière un buisson, Hilaire se déshabilla, enleva toutes ses bagues, les coinça dans sa tunique religieuse qu'il plia autour de son pantalon avec autant de soin que le lui permirent ses doigts raides de nervosité. Le petit paquet de tissu disparut sous le feuillage touffu d'une énorme sauge. De longues minutes durant, le prince resta là, accroupi, à fixer l'arche noire où devaient être postés deux gardes armés jusqu'aux dents. Est-ce que changer de vêtements suffirait à le rendre méconnaissable à leurs yeux ? Il avait toujours ses cheveux noirs, ses yeux noirs et son teint de fantôme. Peut-être qu'en tirant ses cheveux en chignon plutôt que de les laisser tomber sur ses épaules...

Un bricolage capillaire plus tard – au moins avait-il vraiment l'air d'un pauvre hère, avec ses fripes et sa brindille piquée dans la tignasse ! – Hilaire se présenta sous l'arche. Il se racla la gorge, se prépara à répondre aux questions que ne manqueraient pas de lui poser les gardes et... et rien du tout : les deux bougres ronflaient, dos au mur extérieur, appuyés sur leurs lances. D'abord, le prince en resta coi, incapable de croire à sa chance. Oh, il avait rêvé d'une pareille aubaine, peut-être même avait-il formulé une prière à Dieu pour que ces deux hommes tombent malades, soient distraits par un autre que lui ou s'endorment, mais de là à croire qu'il serait si bien exaucé ?!

Sans demander son reste ni s'offusquer du laxisme des deux soldats, Hilaire prit ses jambes à son cou et se mit en quête de son petit frère. 

VATIC - Tome 1 - La malédiction de la Foi [PUBLIÉ CHEZ MIX ÉDITIONS]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant