Chapitre 0

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Notes : Ce roman est sous contrat chez Mix Editions ! Vous pouvez donc vous le procurer en format broché (dans n'importe quelle librairie/fnac/cultura, ou sur les plateformes de vente en ligne) ou en ebook.
Bonne lecture de mise en bouche ! =)

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De jour comme de nuit, le port de Vatic vivait sous le signe de l'effervescence.

L'endroit était une ode au commerce : devant chaque échoppe, taverne ou auberge, les marins-passeurs et les marins-pêcheurs entassaient de grosses caisses de bois remplies d'étoffes chatoyantes, d'épices prisées tant par les nobles que le peuple, de poissons encore frétillants et de coquillages nacrés, de fruits sucrés et de légumes aux couleurs vives. Certaines cargaisons, plus précieuses que d'autres, étaient surveillées par des hommes peu avenants. Ils dévisageaient les passants en mastiquant des feuilles de tabac, croisant sur leur torse leurs bras gonflés comme des troncs.

À Vatic, le commerce allait souvent par voie navale, plus rapide que les chariots. Une préférence due à la géographie particulière du pays, dont deux des extrémités se recourbaient l'une vers l'autre comme une demi-lune. Ainsi la capitale – qui portait le même nom que le pays –, établie sur l'une de ces deux péninsules, se procurait de nombreuses marchandises par le biais de la cité qui lui faisait face : Var n'était qu'à une journée de bateau, là où il fallait trois semaines pour la rejoindre par la route.

On eût pu croire, avec cette multitude de navires qui effectuaient chaque jour la traversée, que certains auraient eu la curiosité de voguer un peu plus loin, de dévier de leur itinéraire marchand pour s'aventurer hors des limites définies par l'empereur : ne pas naviguer au nord, au-delà de la chaîne des Rocheuses ; ne pas naviguer en eaux profondes. De temps à autre, des rumeurs couraient, laissaient penser qu'untel avait réussi à passer outre les barrages de la douane navale et était parti voir ce qu'il y avait au-delà. Des spéculations, des balivernes qui florissaient lorsqu'il n'y avait rien de plus captivant à raconter dans les tavernes, mais qui ne convainquaient personne. Car tous savaient qu'un seul navire était libre de ses mouvements : Le Maelstrom, cette énorme caravelle aux mains d'un homme famélique, le capitaine Adaman. On le croisait parfois, lors de ses rares escales au port, à l'auberge de Pamla – on y trouvait le meilleur vin de la ville, tout droit sorti du ventre du Maelstrom. Ceux qui voulaient le déguster devaient s'y presser, car ce vin n'était livré qu'une fois l'an environ, selon le bon vouloir du capitaine.

Alors, chaque année, dès que la caravelle amarrait à Vatic, l'auberge de Pamla affichait « plus que complet ». On jouait des coudes pour accéder au bar, on parlait fort, on buvait beaucoup, on se marchait sur les pieds. Inévitablement, un ou deux curieux un peu saouls finissaient par accoster Adaman :

— Alors, c'est bien toi qu'a l'droit d'aller par-delà les frontières ? Dis voir. Y paraît qu'un gars a réussi à passer le barrage avec une barque, t'en dis quoi ? Tu l'aurais pas vu, le long d'la côte, ou quelqu'part ?

À cela, le capitaine répondait selon son humeur ; souvent d'un rictus narquois ou d'un mot flegmatique, peu motivé à poursuivre la causerie. Parfois, mû par on ne savait quelle pulsion joueuse, il se laissait glisser dans les joies de la conversation :

— Eh bien, je crois avoir vu quelque chose, le mois dernier... 

Il laissait traîner sa phrase et, tout en faisant tourner son vin au fond de son verre, savourait le regroupement qui se formait autour de son tabouret. À dire vrai, il haïssait qu'on se presse autour de lui, qu'on lui fasse ces grands yeux de merlans ébahis, qu'on chiffonne les pans de sa redingote. Mais il avait besoin, de temps à autre, d'une petite piqûre de rappel au sujet des êtres humains : ils étaient aussi dégoûtants que des moucherons agglutinés sur une carcasse encore fumante, se bousculant pour attraper un peu plus de viande que le voisin. Les questions fusaient, murmurées, pressantes, affamées.

Alors, l'écœurement bien remonté dans la gorge, Adaman cédait à l'un de ses petits plaisirs coupables :

— Pour tout vous dire, je ne l'ai pas vu très longtemps. Le bonhomme remontait les côtes à l'est de Var. Ce devait être un pêcheur, vu son embarcation ; un pêcheur en mal de haute mer, je suppose, puisqu'il s'éloignait de la côte, droit vers le large. C'est alors que...

— Que ?!

— Quoi donc ?!

— T'en as trop dit, ou bien pas z'assez !

À ce moment-là, Adaman avalait lentement une gorgée de vin. Puis une autre. Puis :

— C'est alors que... schloup.

— Comment ?!

— Schloup ?!

Le Capitaine posait sa timbale, tournait son regard vers l'assemblée et étirait son sourire aux dents longues avant de confirmer le bruit de succion.

— Schloup, faisait-il en aspirant sa salive, c'est le son qu'ont fait le pêcheur et son embarcation quand l'océan les a aspirés. Un instant, un tourbillon s'ouvrait sous eux, le suivant, ils disparaissaient dedans. Schloup, plus de bonhomme, plus de barque. Croyez-moi, si Cornelius vous interdit de naviguer en dehors du croissant, ce n'est pas pour rien. Sur ce...

Sur ce, son petit plaisir coupable était assouvi : la nervosité et la terreur se répandaient comme une traînée de poudre sur le visage de ceux qui l'avaient écouté. C'était donc vrai, l'océan, comme les montagnes, grouillait de monstres et de phénomènes magiques !

Adaman se levait avec la désagréable impression d'être un chien qui, s'ébrouant avec vigueur, dispersait ses puces tout autour de lui. Il lissait les pans de son manteau bleu nuit, resserrait le foulard de tissu blanc noué à sa gorge, puis faisait claquer les talons de ses bottes jusqu'à la sortie de la taverne. Ne pas se prendre les pieds ou les mains dans les toges ou les pantalons amples des clients – mode vestimentaire à des lieues de celle qu'il pratiquait –, véritable farandole d'étoffes colorées ; ne pas se faire attraper par le coude ; ne pas attirer les regards... tout cela était peine perdue : du haut de ses deux mètres filiformes, avec ses cheveux trop blancs, trop longs, sa peau trop grise et ses ongles trop noirs, Adaman attirait trop l'attention pour échapper aux ivrognes. Toujours, on lui postillonnait de la bière au visage, on lui barrait le chemin en se déhanchant, on lui jetait des œillades curieuses. On voulait dire un mot à l'étrange capitaine Adaman, que personne ne pensait être tout à fait humain – mais s'il était assermenté à Cornelius, si l'empereur en personne l'autorisait à naviguer où bon lui semblait, alors tout allait bien, n'est-ce pas ? – on voulait le voir d'un peu plus près, le faire parler pour voir ses dents pointues et s'en vanter auprès de ses voisins.

Dieux, que ce peuple devait s'ennuyer pour que lui arracher un mot soit considéré comme une aventure exotique, un acte de bravoure !

Dieux, qu'il détestait les petits curieux. 

VATIC - Tome 1 - La malédiction de la Foi [PUBLIÉ CHEZ MIX ÉDITIONS]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant