Son monde

Le premier choix.

La pièce est sombre, et plus sombres encore sont les gens à l'intérieur. Leur visage est figé dans une expression neutre, ne dévoilant rien de leurs véritables intentions. Ils sont assis, attendant, les yeux fixés sur une scène dont les rideaux, du plus rouge des rouges, sont pour le moment tirés.

Leur mise est sobre et discrète, mais un observateur attentif pourrait distinguer aux pâles cous des dames de fins colliers de pierreries, et aux poignets des messieurs se trouvent bien souvent d'ostentatoires montres d'or, mal cachées sous leurs manches serrées.

Mais qu'attendent-ils donc ?

Les lumières se font soudain, et une voix doucereuse se fait entendre, semblant sortir de nulle part et partout à la fois. La foule murmure, soudain saisie d'une peur inexplicable. Un gros monsieur à l'avant se met à suer à grosses gouttes, s'agitant fébrilement sur son siège.

« Je vous remercie d'être présents aujourd'hui, mes très chers contributeurs, sourit la voix. Voyons, voyons... Pourquoi êtes-vous si effrayés, amis, je ne vais tout de même pas vous manger ! »

Et, alors que son rire se répercute sur les murs, les rideaux s'ouvrent enfin. Se dévoile un petit homme en redingote violette, dont le visage trop fin arbore une expression presque sympathique. Ses cheveux blonds pâles, impeccablement brossés, tombent en cascade jusqu'à ses chevilles, l'enveloppant d'un manteau surréaliste. Ils forment un contraste saisissant avec ses yeux, des yeux d'un noir semblant aspirer toute la chaleur du monde. Oui, incontestablement, cet homme est effrayant.

« Je suis si heureux de vous revoir ! s'exclame-t-il en battant dans ses mains, son sourire s'élargissant à chacun de ses mots. J'ai bien failli m'ennuyer, sans vous... »

Encore un rire. Mais celui-ci, contrairement à l'autre, est imprégné d'une innommable souffrance. Oui, il souffre, il a toujours souffert entre les réunions. Il souffrira toujours entre les réunions. Après tout, quant il ne Lui sert à rien, pourquoi irait-il bien ?

« Une nouvelle Histoire va débuter. Et nous sommes ici pour choisir son protagoniste, mes oiseaux des îles ! Alors ? Lequel d'entre vous pense-t-il mériter cet honneur ? demande-t-il, ponctuant sa question d'un battement de cils se voulant aguicheur. »

A ces mots, tout son auditoire semble reprendre vie, sortant de la torpeur provoquée par l'aura de l'homme à la redingote.

« Moi ! Moi ! Je peux vous payer, vous payer plus que vous ne pouvez le concevoir !

- Je vous ofrirai tout ce que j'ai, je vous en prie !

- Ne les écoutez pas, je dois être le prochain !

- Ma famille vous couvrira d'honneurs ! »

Mais qui n'a pas parlé ? Une frêle jeune fille, au fond de la salle, reste muette, les yeux perdus dans le vide. Elle, elle n'avais pas envie d'être ici. Mais c'était Sa volonté, et aller à son encontre aurait été beaucoup trop dangereux pour elle et sa famille.

Malheureusement pour elle, l'homme l'a remarqué. Agile, il descend de la scène en sautant, se réceptionnant avec une grâce toute féline. Son sourire s'est encore élargi, et ses yeux brillent d'excitation.

Les autres se sont tus. C'est l'heure...

L'étrange personnage est maintenant devant la jeune fille, qui le regarde, les yeux exorbités par la crainte. Elle a raison, cette fille. Ne pas le redouter, cet homme là, c'est signer son arrêt de mort.

D'un geste doux, ce dernier repousse une mèche de cheveux tombant devant les yeux de la demoiselle. Cette dernière, sans comprendre pourquoi, se met à sangloter, le regard toujours fixé sur l'homme. Elle ne le réalise pas encore, mais au fond d'elle, elle le sait. C'est elle. C'est elle qui a été choisi aujourd'hui.

Alors mon fou s'approche, et lui embrasse le front avec affection. La fille du fond de la salle a cessé d'exister. Maintenant, ce corps appartient à Eulalie Lemeilleur.

Les lumières s'éteignent. Ne restent plus que de vieilles chaises poussiéreuses et des rideaux à la couleur passée, dévorés par les mites.