1ère partie : Tout commence mal • 1er chapitre

154 36 92
                                    

Il était une fois dans un petit village de province, situé dans un pays reculé mais sans histoire, ou presque, une jeune fille du nom d'Elise. Grande, malgré une conformation frêle et chétive, ses grands yeux noirs respiraient l'infinie morosité de son existence. Les sourcils tendus comme des arcs, cependant, relevaient ses longs cils noirs, brillants, presque dessinés, teintant son visage d'une détermination imperceptible mais tenace, que couronnait la vivacité d'un regard discrètement provocateur. Elle vendait tous les samedis des paquets d'allumettes pour tenter de subvenir aux besoins de sa famille. Etrange occupation pour une jeune fille, me direz-vous. Hélas, les allumettes restent une marchandise usitée, une valeur sûre, et leur production prolifique, bien que venue de l'étranger, abonde les marchés, faisant le bonheur des rares marchands encore en activité malgré une profession tombée en désuétude.

Son père, l'abominable monsieur Claude, était fabricant de textile pour une grande multinationale, mais la société ayant de nombreux problèmes financiers, avait annoncé sa fermeture imminente et le licenciement économique de nombreux employés dont il faisait partie. A ce propos, Elise suspectait l'entreprise d'évincer celui-ci, moins pour un problème d'ordre financier que pour le comportement franchement détestable de son père parfaitement inadapté au travail collectif. Dominé par l'irrépressible envie d'asseoir sa réputation, il tenait en lisière ses employés qu'il respectait presqu'autant que les présentatrices de télévision, ces parvenues, comme il disait quand il osait allumer le poste.

La mère d'Elise, Céline, s'était difficilement remise d'un coma de plusieurs années. Victime d'un grave accident de vélo, alors qu'elle se rendait au travail, sa vie avait pris la couleur d'une sombre épopée, naviguant chaque année de plus qui s'écoulait dans les eaux de l'angoisse la plus assaillante et de la léthargie la plus complète. De surcroît, la mort de sa mère avait parachevé l'ébranlement de son existence qu'elle arrivait difficilement à concevoir depuis, aux prises avec de récurrentes crises d'aboulie qui amenuisait le peu de conscience qu'elle pouvait encore avoir. Mais surtout, dans les rares éclairs de lucidité qui la traversaient, elle repensait aux opportunités qu'elle avait eues. Les emplois dont elle s'était détournée, par peur de ne pas être à la hauteur. Les amours qu'elles avaient laissé passer, ceux que son patron, Claude, avait empêchés, pour les mêmes raisons qu'aujourd'hui il empêchait sa fille d'en avoir. Elle repensait également à sa fille, à la vie qu'elle ne pouvait lui offrir, et la misère qui les guettait comme un aigle à l'affût de faux-pas commis par quelques corvidés. Les médecins ne lui prédisaient guère plus que quelques mois, et encore, si son cœur ne lâchait pas d'ici là. Nouvelle, qui avait semé la zizanie dans une famille déjà peu unie.

La vie d'Elise était bien difficile à supporter; et lorsqu'elle n'était pas au lycée, elle employait son temps à aider l'acariâtre madame Higelin, la voisine du neuvième étage, également propriétaire de leur appartement. En échange de ses services, elle le louait à bas coût, affichant cette mine d'une insupportable supériorité que seuls les gens se sentant doués de quelque pouvoir arborent, infatués d'une charité qu'ils pensent prodiguer, se gargarisant de leur condition éminemment respectable. Madame Higelin était boiteuse, aigrie, et par-dessus le tout, avait un œil voilé depuis quelques années, et sans doute, cette atrophie de la vue la rendait furieuse à l'idée de subir quelques moqueries ou pire, d'avoir l'air diminuée, alors même que son esprit vivace n'avait jamais autant brillé par la splendeur de sa méchanceté.

Finalement, la seule petite lumière dans la vie d'Elise avait été sa grand-mère, la douce Marianne qui, gentille et patiente, avait été la seule personne de son entourage à l'aimer telle qu'elle était et à l'accompagner le samedi dans les rues pour lui conter des histoires. Mais un subit accident cardiovasculaire l'avait emportée quelques mois auparavant, laissant Elise seule face à son sort.

Désormais, elle s'acquittait de ses devoirs sans broncher, aidant Mme Higelin, sinon avec bienveillance, du moins, avec tout le nécessaire respect que suscitent les êtres de son espèce, et vendant ses petits paquets cartonnés du mieux qu'elle le pouvait.

Elle n'aspirait à rien en particulier, sinon à une vie heureuse ?

Tout en se couchant dans son lit dépareillé, la couverture aux trois-quarts, et à une heure tardive un vendredi soir, elle pensait qu'elle aurait aimé être une jeune fille riche et de n'avoir pour seul souci que de réussir à l'école, récolter les honneurs spirituels qu'elle négligeait, faute de temps, d'aide, d'écoute.

Mais comme tous les soirs, Elise ne s'attardait pas à ce qu'elle aurait voulu être mais sur les choses qui l'attendaient encore le lendemain. Et ce soir, elle réalisa avec effroi que cette journée allait être une journée compliquée, et pour cause : demain était la Saint Sylvestre.

La petite marchande d'allumettesWhere stories live. Discover now