Chapitre 1.1

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Ashton

Fin août 2016, Colorado City, Colorado

Couché dans mon lit, les poings serrés, je fixe un point précis au plafond, droit devant moi. Mes yeux ne clignent pas. C'est mon rituel du matin depuis un peu plus de six ans − six putains d'années que je rumine cette colère ! Après le réveil, je m'accorde toujours quelques minutes au cours desquelles je m'efforce de faire le vide dans mon esprit. J'essaie d'oublier cette nouvelle journée qui commence et qui sera aussi creuse que celle de la veille. Mon cœur a cessé de battre depuis l'accident. Je mets un pied devant l'autre par automatisme. Je survis plus que je ne vis.

Peu à peu, l'amertume reflue en moi et je me détends. Je régule mon souffle. La tension quitte mon corps et je me relaxe complètement sur le matelas. J'ouvre mes mains et pose les paumes à plat sur le drap. Je parviens enfin à dissimuler ma rage derrière un léger sourire. Signe que je suis prêt à me lever.

Je me redresse et me traîne jusqu'au bord du lit. Je jette d'abord ma jambe droite qui atterrit sur le tapis, puis attrape avec précaution celle de gauche pour la tirer et l'amener à côté de sa jumelle intacte. Je grimace, car elle me fait mal depuis l'accident. Je reste un moment assis, à les contempler. Une pensée ironique me traverse l'esprit. Je ne ressemble pas tellement au phœnix qui ressuscite de ses cendres. Je suis bel et bien handicapé depuis six longues années, sans aucun espoir de guérison.

J'attrape ma canne qui repose contre le montant du lit et me relève en m'aidant du pommeau. Je traverse le couloir en claudiquant vers la cuisine. En cheminant ainsi, le dos voûté, j'ai l'impression d'être un vieillard bien avant l'heure. Pourtant, je n'ai que vingt-quatre ans. Normalement, je devrais me réjouir d'avoir toute la vie devant moi... Or, mon sang se glace dans mes veines quand je pense à tout ce gâchis.

A chaque pas, ma canne frappe le sol parqueté et brise le silence trop pesant. Le bruit ricoche partout dans cet espace trop grand pour moi. J'ai hérité de cette maison ainsi que de l'atelier de garage après le décès de mon père, il y a trois ans. Il a succombé à une deuxième crise cardiaque, après une longue période de maladie.

L'accident ne m'a pas seulement brisé physiquement, il a aussi eu des répercussions sur mon entourage, à commencer par mon père. Il a fait une première attaque cérébrale en apprenant la raison pour laquelle j'ai foncé dans un arbre. Alité, il a dû cesser son affaire le temps de sa convalescence. Ensuite, il n'a plus jamais été le même. Nos rapports avaient également changé. Il ne me le reprochait pas ouvertement, mais je sentais une cassure entre nous. J'avais trahi sa confiance en lui cachant le véritable motif de ma sortie. Et aujourd'hui encore, je culpabilise. C'était à cause de moi qu'il était dans cet état apathique ! J'ai dû me résoudre à abandonner mes ambitions pour rester à ses côtés. Puis il a fini par rejoindre ma mère au ciel tandis que je me retrouve seul comme un con ! J'aurais dû crever cette nuit-là au lieu de devenir cet infirme aigri qui déambule comme un fantôme.

J'habite seul ici. Pas de femme. Pas d'enfant. Obnubilé par la réussite, je ne me suis pas vraiment intéressé aux filles durant mon adolescence. Les histoires de fesses, très peu pour moi ! Rien ne devait me distraire de mon objectif. L'unique fois où j'ai accordé de l'attention à quelqu'un du sexe opposé a été une fois de trop. C'est à cause d'elle que je louche de la jambe ! Moi qui étais promis à un brillant avenir, je suis devenu une loque. A présent, les femmes m'intéressent encore moins. Je ne supporterais pas leur expression de pitié face à mon handicap.

Dans la cuisine un peu vieillotte, je me prépare un petit déjeuner. Un café accompagné d'œufs brouillés. Des tranches de pain de mie sautent entre les lames du grille-pain. Je les dépose dans une assiette et apporte le tout sur la table ronde devant la place que j'occupe habituellement. Je m'assieds et fixe pendant quelques secondes les chaises vides.

Je ressens aussitôt un serrement au cœur. Tout ici me rappelle mes parents disparus. Ma mère qui faisait la cuisine en fredonnant. Mon père qui m'aidait à mettre le couvert et qui lisait le journal en attendant que le dîner soit servi. Pendant ce temps-là, je m'installais devant la télévision et regardais une émission sérieuse. Alors que les autres gamins de mon âge débattaient sur les pouvoirs de tel ou tel super héros dans la cour de récré, j'étais déjà accro aux revues scientifiques pour junior. Ce qui avait contribué à m'isoler un peu plus des autres.

Sans attaches, j'aurais pu laisser derrière moi tous ces souvenirs trop vivaces, et refaire ma vie ailleurs. Mais d'une part, je n'ai pas eu à cœur d'abandonner la maison de mon enfance. Et d'autre part, je n'ai pas les moyens de déménager. Ne les aurait probablement jamais. A la fin du mois, il ne me reste presque plus une thune après avoir remboursé les mensualités de la maison. Pour payer tous les frais médicaux engendrés par l'accident, mon père avait dû, non seulement utiliser le peu d'argent épargné pour mes études, mais aussi hypothéquer la maison.

Objectivement, je n'ai rien contre le fait de demeurer à Colorado City, ni contre celui d'être garagiste. Au contraire, j'ai grandi heureux dans cette petite ville tranquille et il n'y a pas de sot métier. Toutefois, je pince les lèvres. Seulement, j'avais d'autres rêves... C'est comme s'approcher de la lune et se prendre au dernier moment une méga claque qui vous plaque au sol. Une aigreur me vrille l'estomac et un goût de bile envahit ma bouche pendant que je mâche sans entrain mes œufs brouillés. Je serais bien incapable d'en décrire la saveur. Je me dépêche donc de tout gober.

Aussitôt que j'ai fini, je me lève de table et clopine vers l'évier pour y entasser la vaisselle. L'assiette et la tasse attendront bien mon retour tout à l'heure. Tous les dimanches aux beaux jours, j'ai pour habitude d'aller « pêcher » au bord d'un petit étang entouré de grands arbres, non loin de la maison. Mes voisins les plus proches se trouvent à une centaine de mètres de là. De sorte que tout le monde pense que l'endroit est privatif. Je ne risque donc pas d'être dérangé. Mais d'abord, je dois effectuer un crochet par le centre-ville pour m'approvisionner en « boîte d'asticots ». Je suis toujours en « manque ».

Extrait de Dark CompanyWhere stories live. Discover now