Quand nous avons joué aux cartes

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— Sais-tu jouer aux cartes ?

— Ça dépend du jeu.

Il plaça une dizaine de cartes aux reflets verts devant lui. Les cartes allaient du Roi de pique au six de pique.

— Lui, c'est le valet, dit-il en posant son ongle sur une carte où était dessiné un homme à la posture arrogante. C'est un humain, comme toutes les cartes de un à huit. Il sert le roi et la reine, tous deux éternels.

Étrangement, le dessin du couple royal n'était pas plus élogieux que celui du valet. On y devinait deux créatures humanoïdes pâles au regard hautain, tenant chacune un verre ensanglanté.

— Le roi est la carte la plus puissante. La reine suit. Au début de chaque partie, on choisit un symbole, c'est l'atout. Le valet de ce symbole devient alors plus puissant que le roi et la reine, si tu arrives à le coupler au soleil, le neuf...

Il me détaillait les règles avec précision. Bien que je me concentre du mieux possible pour en saisir les subtilités, quelque chose bloquait ma compréhension.

— Comment est-ce possible que les chiens puissent être plus forts que les Maîtres ? le coupai-je, sans me rendre compte que ma langue avait fourché.

— Parce que ce n'est qu'un jeu !

Il semblait amusé de la tournure que prenaient ses explications dans ma tête.

— Et même si tu as l'atout, rien ne garantit que tu gagneras, ajouta-t-il.

— Il se passe quoi si l'on perd ?

— Si tu perds, les Maîtres te couperont la tête ! lança-t-il avec un large sourire.

Je me figeai sur place, sans savoir s'il plaisantait ou non. Ce n'était pas drôle. Je ne voulais plus jouer. Il se mit à rire. Prenait-il plaisir à me torturer ?

— Détends toi, Camille. Si l'un de nous perd, il aura un petit gage. Rien de méchant.

Sa voix se voulait rassurante – son air jovial aussi. Je retrouvai un peu de courage, acceptant de rentrer dans son jeu.

— Un gage comme manger de l'ail ? dis-je la voix piquante.

— Quelle horreur ! grimaça-t-il. Si je dois manger de l'ail, je te ferai manger du poivre !

Un sourire discret ornait mes lèvres tandis que je cherchais un moyen de tirailler mon nouveau Maître.

Meiré fit mine de réfléchir quelques instants, semblant chercher un gage équivalent, puis son regard rougeoyant se posa sur mes épaules.

— Très bien, céda-t-il. Mais si tu perds, je te couperai les cheveux.

Je fronçai les sourcils.

— Mes cheveux ? Mais pourquoi ?

— Parce qu'ils me dérangent quand je bois à ta gorge. Ils n'arrêtent pas de tremper dans le sang.

Il pointa du doigt une mèche qui avait pris une teinte rouge.

Le jeu était en train de prendre une tournure indésirable. Je secouai la tête. Pas mes cheveux ! J'aimais les avoir longs.

— Mes cheveux ne te dérangeront plus... mais tu boiras mes larmes ! menaçai-je avec mépris en me relevant de la chaise.

J'avais oublié de le vouvoyer. Un silence embarrassant suivit mon impertinence. Meiré haussa un sourcil, stupéfait. Je n'avais pas réfléchi à mes mots. Je savais que les vampires n'aimaient pas les larmes, elles leur causaient de légères brûlures. C'est pourquoi les chiens se retenaient de pleurer quand un vampire buvait à leur gorge.

Le Maître demeurait silencieux. À quoi pouvait-il bien réfléchir ? Son regard angoissant glissait sur mon corps, me mettant mal à l'aise. Soudain, réalisant que la discussion lui avait échappé, il conclut :

— Nous allons tout simplement jouer, sans gage.

Du même ton neutre, il ordonna :

— Rassied-toi.

Je m'exécutai bien que je ne sois plus d'humeur à jouer. Le Maître termina de distribuer les cartes sans s'en soucier. Il annonça « atout cœur », puis posa un huit de trèfle au centre de la table.

Je ramassai mollement mes cartes l'une après l'autre, tout en m'interrogeant sur l'origine de la matière qui les constituait : fine comme du papier, mais solide comme du plastique.

Triant ma main sans engouement, j'y aperçus, à ma grande surprise, la fameuse carte qui pouvait renverser la partie en ma faveur : le valet de coeur.

Il est dans ma main ! frémis-je, l'adrénaline montante. Je peux gagner !

C'est ainsi que, pleine d'espoir, je déposai la première carte devant le visage attentif de Meiré, marquant le début d'une longue série de parties endiablées.

Chacune de mes victoires, délicieuse, me rendait un peu de ma confiance perdue. Le Maître restait humble à chaque défaite, mais n'hésitait pas à se montrer taquin quand il gagnait ; j'exigeais alors ma revanche, jurant que j'allais le piéger avec de nouvelles stratégies.

Quand il annonça que le soleil n'allait pas tarder à se lever, j'affichai une mine déçue, ne voulant plus quitter le jeu.

— On recommencera ? l'implorai-je en posant mes cartes.

Meiré sourit.

— C'est certain.

Il se laissa tomber dans son fauteuil, semblant satisfait. En plus de pouvoir se nourrir sans encombre, il pouvait maintenant se divertir.  

Les chiens des vampiresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant