Des cendres de cette contestation étaient restés certains membres actifs. Le mouvement que l'on connaissait désormais comme celui de la Lune brisée, se dissimulait dans les ombres des bâtiments mouvants du quartier des endormis. Til connaissait ses principaux artisans mais avait toujours fait son possible pour les éviter. De temps à autre, avec une agressivité à peine dissimulée, certains d'entre eux demandaient une partie de son panier pour "participer à la cause". Mais c'était plus une demande de soumission qu'un réel prélèvement, car souvent ils se contentaient d'une unique pomme ou d'une miche de pain.

— Toi !

Mais il n'avait jamais adressé la parole à la vieille femme qui avait hélé le garde. Elle avait une carrure plutôt forte pour son âge avancé, le crâne et les sourcils rasés, des yeux entourés de cernes et de petites rides. Un glyphe en forme de "C'" était tatoué sur sa joue droite et sa bouche plissée était entrecoupée régulièrement de quelques bâillements.

Sa voix rauque parvint jusqu'aux oreilles du soldat, qui lâcha promptement le panier. Il se retourna, dévisagea les nouveaux arrivants avant de bomber fièrement le torse. Ne percevant pas la moindre réaction de soumission chez ses interlocuteurs, ses sourcils se froncèrent et il tapota sévèrement du doigt sur son tabard.

La femme continua de le dévisager sans ciller.

Imputant ce manque de respect évident à de l'ignorance, le soldat Jean pris une large inspiration et déclama :

— Vieille femme, je suis représentant de l'armée impériale. Ce qui veut dire que c'est moi qui fait régner l'ordre dans ces rues. Rentre chez toi.

Ignorant ces paroles, la femme se rapprocha de lui, jusqu'à n'être plus qu'à quelques pas.

Sa réaction ennuya le soldat, qui n'avait visiblement pas l'habitude qu'on lui tienne tête. Il avait l'air d'hésiter, d'un côté, il ne manquait jamais de rappeler son autorité, mais d'un autre, il n'allait tout de même pas punir une vieille dame qu'il considérait comme visiblement à la frontière de la sénilité.

Un élément essentiel, pourtant bien connu par les astraliens, échappait encore à l'observation du soldat. Son interlocutrice s'appelait Nia, on la considérait comme la doyenne du quartier. À ce respect qu'impose l'expérience induite par son âge avancé, s'ajoutait un autre titre, plus obscur. Elle était connue pour être une des fondatrices de la Lune brisée.

— Til, dit-elle avec bienveillance, prends tes affaires, tu peux retourner chez toi.

Til s'étonna qu'elle connaisse son nom. Non pas qu'il était inconnu du quartier mais Nia et lui ne s'étaient jamais adressés la parole. Pourtant elle avait mis dans sa phrase un surprenant accent de tendresse. Espérant voir la situation se désamorcer, il tendit la main vers ses affaires au sol. Le soldat se précipita avant lui, regroupa tout dans ses bras avec la vitesse d'un enfant qui ne voudrait pas partager ses trouvailles. Puis il se releva et bomba la poitrine :

— Vieille femme, vous n'êtes pas en position de décider quoi que ce soit. Ces objets sont désormais la propriété du bourgmestre.

— Ceci appartient à Til.

Elle s'avança vers l'homme. Le soldat Jean porta la main à sa ceinture, contre le pommeau de son arme :

— N'abuse pas de ma patience vieille...

Les yeux de la femme s'étrécirent, teintés d'une lueur mauvaise. Toute trace de sympathie y avait disparu.

— Dernier avertissement.

Elle pinça les lèvres et émit un puissant sifflement. Plusieurs personnes aux alentours arrêtèrent leurs activités et considérèrent la scène d'un œil curieux. Certains d'entre eux durent reconnaître Nia, car ils se rapprochèrent, de cette démarche claudicante si caractéristique des astraliens. En moins d'une minute, une dizaine de femmes et d'hommes les encerclaient.

Conscient qu'il était urgent de désamorcer le conflit au plus vite, Til s'efforca de regagner sa contenance. Il esquissa son plus beau sourire et leva les bras :

— Le panier était pour vous. Malentendu, dit-il en se tournant vers Nia cette fois.

Ses derniers mots manquèrent de rester au fond de sa gorge tant la tension était palpable. Devant lui se jouait un conflit qui allait bien au-delà de quelques victuailles. C'était le heurt de deux forces opposées qui avaient seulement en commun le refus du recul.

Til frissonna de peur. Où étaient-ce ses dernières forces qui le quittaient ? Il avait tiré sur la corde depuis trop longtemps, il le sentait. Son corps tout entier était comme un arc tendu, ses articulations grinçant comme du vieux bois.

Le soldat Jean avait assez de présence d'esprit pour deviner que la situation n'était pas à son avantage. Tout être rationnel aurait attendu son heure. Mais il n'était pas rationnel, c'était un homme de foi, et sa religion, c'était la Loi. Parmi tous les courants de sentiments que cet homme pouvait ressentir, il y avait en lui une haine profonde pour toute forme de dissidence. Il commit alors l'acte le plus stupide qu'un homme dans cette situation pouvait faire. Il attrapa sa pierre à murmure, poussa brusquement Til afin de l'écarter et aboya :

— Des endormis se révoltent !

À peine sa phrase achevée que déjà deux personnes s'étaient jetées sur lui et le maintenaient à terre. D'autres le rouaient de coups de pieds et de poings avec une sauvagerie animale. La terre buvait avidement les taches de sang répandues sur le sol. À un moment l'éclat lustré d'une lame scintilla quelques secondes, avant de se ternir à son tour.

La voix de Nia retentit :

— La garde approche, dispersion !

Les agresseurs s'éclipsèrent en quelques secondes, laissant au sol, un corps ensanglanté observé par les yeux sévères de la Lune brisée.

Et le spectacle terrible d'un jeune homme endormi baignant dans une mare de nourriture.


Le cœur de la LuneTahanan ng mga kuwento. Tumuklas ngayon