L'Affamé

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À chaque nouvelle pulsation, les basses faisaient vibrer l'air. Les gouttes de sueur tressautaient sur les corps qui se déhanchaient tout contre lui. Ezéchiel n'aurait eu qu'à tendre la main pour caresser une hanche ou glisser ses doigts dans une chevelure collante de transpiration. Il leva la tête vers les projecteurs du plafond, qui clignotaient au rythme de la musique. La marée humaine l'enveloppait tout entier, pourtant il se sentait seul. Aussi seul qu'un naufragé au milieu de l'océan.

La clameur s'intensifia. Les corps bondirent autour d'Ezéchiel alors que les notes atteignaient leur climax... avant de se taire brusquement. Il n'y eut plus que des halètements et les bruits mouillés des lèvres pressées les uns contre les autres. Puis, soudain, un gargouillis.

Ezéchiel porta les mains à son ventre. Il pouvait sentir ses boyaux se tordre. Son estomac vide vrombit de plus belle.

- On dirait que quelqu'un est affamé, ricana une voix contre son oreille.

Ezéchiel repoussa le danseur avec véhémence.

- Ça va, je plaisantais ! Pas la peine de réagir comme ça...

Il l'ignora. Frénétique, il remontait le fil de sa mémoire, rendue trouble par l'alcool, la musique et le manque de sommeil. À quand remontait son dernier repas ?

Il avait émergé aux alentours de quinze heures. Il se rappelait s'être traîné jusqu'au congélateur pour manger un morceau. Il chercha à tâtons son téléphone, glissé dans la poche arrière de son jean. Deux heures quarante-cinq. Son dos se couvrit de chair de poule.

La musique avait repris et il dut fendre la foule des danseurs dont l'excitation grimpait au fil des octaves. Quand l'un d'eux tenta de se frotter à lui, Ezéchiel lui envoya un coup de coude. Ignorant les vociférations, il continua d'avancer, le regard braqué sur le panneau « sortie » qui brillait dans le noir. Une fois dehors, s'il courait, il pourrait...

Il trébucha. Tandis qu'il perdait l'équilibre, il ne pensait ni à quel os il pourrait se briser en tombant ni à l'humiliation de s'étaler de tout son long au milieu d'une boîte de nuit bondée. Une seule préoccupation l'obsédait : le vide mordant de son estomac.

Un bras surgit du néant. Ezéchiel s'y raccrocha comme à une bouée de sauvetage. Il le sentit avant de le voir. Il embaumait le beurre fondu et la peau de poulet grillée. Malgré lui, Ezéchiel se mit à saliver. Puis, il leva les yeux vers son sauveur. En dépit sa détresse, il fut ébahi par sa beauté. Sa peau noire et luisante, ses lèvres charnue, ses longs cils de biche, le marcel qu'il avait le bon goût de porter sous une chemise qui embrassait les courbes de son buste.

- Est-ce que ça va ?

Les mots se répercutèrent dans la tête d'Ezéchiel en une centaine d'échos. Il ouvrit la bouche, mais seul un filet de bave s'en échappa. Il prit appui sur le bras de l'inconnu et se crispa. Ses doigts rencontrèrent le bracelet d'une montre, comme le rappel douloureux que le temps lui était compté. Combien de minutes précieuses avait-il déjà perdues ?

- J-je dois y aller.

À contre-cœur, il lâcha son sauveur et s'éclipsa. Il courut à en perdre haleine, remerciant l'obscurité d'avoir vidé les rues. Même si douze heures s'étaient écoulées, il ne risquait rien tant qu'il ne croisait personne.

Il entra dans son appartement en trombe et rejoignit le congélateur en trois enjambées. Il tomba à genoux, ouvrit la porte. D'un geste sec, il cassa un orteil. Il le porta à ses lèvres et se mit à le sucer avec avidité.

L'AffaméOù les histoires vivent. Découvrez maintenant