28. Échos de Dunnes

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Après que la Fille-Mousse ait été tabassée à mort par les villageois du patelin voisin, son aimé, un jeune chasseur ouvert à la procréation inter-espèces, se rendait sur sa tombe pour invoquer un Ysbrydial.


Il y livra les noms des assassins,

Un par un, au coeur du Remontrant,

Lia le fagot de sa main,

Invoqua l'esprit en chantant.


Les coupables connaissaient ensuite des fins tragiques, décrites avec beaucoup de verve par l'auteur anonyme du conte. Aucun n'en réchappait. Leurs trépas se déclinaient du plus spectaculaire au plus banal, suivant l'épuisement de l'énergie vengeresse de la créature, exactement comme l'avait prédit Allan. La strophe finale indiquait qu'une fois la liste épuisée, l'Ysbrydial se dissipait dans une odeur printanière.

Le jeune chasseur avait établi une liste, qu'il avait livrée au monstre, au coeur « du Remontrant ».

La recherche la mena cette fois dans les cimetières dunnites. Les tombes chrétiennes se mêlaient à des pierres tombales aux formes plus végétales. Sur certaines étaient suspendues de petits fagots de brindilles, enserrés de rubans colorés. Des voeux pour le grand passage. Des souhaits. Des promesses. Des confessions. La liste des personnes à assassiner, merci bien.

Elle ouvrit le logiciel de la morgue, se connecta à la base de données nationale. Jason Byatt était enterré au cimetière de Vent-Sec, à Derwann, la plus grosse ville de Dunnes.

— Merde, murmura-t-elle. Merde, merde, merde.

L'île de Dunnes se trouvait à l'autre bout du pays. Cinq heures de vol, une journée de perdue, pendant laquelle il pouvait tout se produire.

Elle tapa les mots « sauge sel Ysbrydial ».

Zéro résultat.

— Merde.

Elle demeura en arrêt devant cette page blanche, ornée de publicités qu'elle ne voyait plus, qui lui offraient désormais des services de medium, de grossistes en épices et des voyages en avion à prix réduit.

Elle pouvait prendre congé, aller à Dunnes, ouvrir ce Remontrant qui devait certainement se trouver sur la tombe de Jason, et découvrir la liste complète des victimes passées et à venir.

Ou alors...

Elle prit son téléphone, ouvrit la section des contacts bloqués, et lorgna ce numéro qu'elle y avait placé pendant l'hiver.

Elle l'avait fait pour son bien.

Parce qu'il s'était enamouré d'une ombre, à un moment où la solitude semblait tellement étouffante qu'il lui fallait une goulée d'oxygène, une porte de sortie. Elle n'avait été rien d'autre, une malencontreuse opportunité, une tentation cruelle. Jamais elle ne serait restée à New Tren, jamais elle n'aurait eu le temps, le coeur, de s'offrir à un autre comme il l'espérait. Briser ses voeux, pour elle, quel gâchis. Il s'était trompé, elle avait pris ses distances. Elle pouvait le justifier.

S'il répondait.

Elle n'était pas sûre qu'elle l'aurait fait, à sa place.

De toute façon, à Dunnes, c'était l'aube.

Elle souffla, prit quelques notes sur un morceau de papier, pour s'assurer de ne rien oublier.

— Merde.

Elle avait rarement eu moins envie d'appeler quelqu'un. De toute sa vie.

Même si elle avait eu raison de couper court à tout ça. Mille fois raisons. Il ne méritait pas qu'elle bouleverse sa vie.

Pression du pouce.

Elle avait bouleversé sa vie, c'était trop tard.

Tu t'accordes beaucoup trop d'importance. Il allait rentrer à Dunnes de toute façon.

Il ne répondit pas et la messagerie s'enclencha au bout de cinq sonneries.

Sa voix, une seconde, transformée par le crachotement de l'électronique, factuelle, juste un nom.

Elle reprit ses esprits.

— Aaron, bonjour. C'est Laura. Woodward. De New Tren. Enfin, Murmay.

Elle reprit son souffle.

— J'espère que tu vas bien. Je t'appelle parce que... j'ai besoin d'un service. Je sais que tu es rentré à Dunnes et... je cherche une information. Sur quelqu'un de mort. Un Jason Byatt. Il est enterré au cimetière de Vent-Sec, à Derwann. Je me demandais si tu pourrais aller voir jusque-là... si tu as du temps, bien sûr... mais c'est important. Et regarder s'il n'y a pas un... Remontrant, sur la tombe. Un Remontrant c'est... une sorte de petit fagot de bois avec de la ficelle colorée, et un message à l'intérieur. Enfin, tu sais sans doute ce que...

Un signal aigu l'interrompit et elle lorgna son téléphone avec déception. La messagerie était trop courte, bien sûr, pour qu'elle délivre toutes ses instructions. Elle soupira. Il fallait qu'elle poursuive. Elle réitéra l'opération.

— Toujours moi. Le Remontrant, donc. S'il y en a un, est-ce que tu sais l'ouvrir, me dire ce qu'il est marqué à l'intérieur ? Prendre une photo, idéalement. J'espère que ce n'est pas sacrilège pour toi, de le faire, mais bon, c'est une tradition païenne, je suppose que pour un catholique, c'est pas si grave... Je n'en sais rien.

Elle relâcha sa respiration.

— Ensuite remets-le bien où il est ? Pour ne pas vexer celui ou celle qui l'a fabriqué ?

Elle espérait qu'elle ne l'incitait pas à commettre quelque chose de dangereux. L'Ysbrydial était à Murmay, pas à Dunnes, il ne se formaliserait pas d'une menue curiosité.

— Merci d'avance. C'est important. Un cas en cours. Hum. J'espère que tu vas bien, sinon, que tu es...

Elle s'enfonçait, elle s'en rendait bien compte, mais que pouvait-elle dire ?

— ... mieux là où tu es. Je t–

Le signal aigu lui évita de commettre un impair impardonnable. Elle regarda le téléphone comme s'il était venimeux, demeura immobile dix secondes, puis le mit en silencieux. Elle n'était pas prête à ce qu'il rappelle. Pas tout de suite. La dernière fois qu'elle l'avait vu, elle l'avait enfermé dans un placard.

En fait, sans doute effacerait-il ses messages dès qu'il reconnaîtrait le numéro, comme elle l'avait fait avec Allan. Mauvais souvenirs de New Tren. Personnes toxiques, à éviter, traîtres, monstres, coeurs de pierre.

Une autre espèce, voilà. Elle était d'une autre espèce. Elle ne savait pas laquelle, mais en tout cas pas la même qu'Aaron.

— Je suis tellement tellement désolée, murmura-t-elle, à personne en particulier.

Elle jeta un oeil à l'écran du téléphone, mais rien n'y figurait, sinon une injonction à faire davantage d'exercice pour atteindre son objectif du jour. Il était sept heures à Dunnes. Elle l'avait peut-être réveillé. Il dormait encore.

Peu importait.

La liste ne servait à rien si elle ne savait pas comment repousser l'Ysbrydial, et pour l'heure, hormis des descriptions imagées de trépas spectaculaires, elle n'avait rien trouvé.

Elle consulta les dernières nouvelles, n'y trouva rien, vérifia que la sauge poussait à Dunnes, erra un moment sur le net, lorgna le téléphone – rien, elle ne savait même pas si Aaron vivait près de Derwann, guetta le retour de Jonathan.

Rien, personne, ni vivant, ni mort. Le chat. Le silence.

Sain d'Esprit (Laura Woodward - tome 2)Where stories live. Discover now