Chapitre 2

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 « Jetez, jetez. Jetez ! Jetez-les tous ! Un par un bande d'imbéciles ! Sinon le gouffre aura du mal à les digérer ! »

De bon matin, les croque-morts jettent déjà les cadavres des pauvres. La maladie, la faim ; les verrues, les véroles... les blessures. La misère. Une déchéance abominable... Toutes ces fourmis qui sortent de leur cocon, qui grouillent vers les gorges pour entretenir leur vie morcelée... : où leurs efforts mènent-ils ?

Un vieillard est sur les brouettes aujourd'hui. Son visage famélique se tend vers ses lèvres, pâles, qui jettent en avant une langue pâteuse, lourde, molle. On dirait une limace mourante. Elle glisse sur une paroi craquelée, grisâtre. Elle s'échappe d'une grotte sombre, qui exhale une odeur pestilentielle.

Abominable...

À côté de lui, un petit garçon. Ses yeux se noient dans ses paupières. Son visage renversé, les cheveux en bas, se déchire presque de sa chair séchée. Des veines noirâtres courent le long de son front et de sa gorge gonflée. Le désespoir coule sur ses joues inanimées. Un abîme spectral se déploie dans le blanc de ses yeux.

Abominable.

Le Gouffre raffole de la chair. Le corps humain est succulent paraît-il, une fois dépouillé de son âme. Cette âme qui, durant toute une vie, se déverse avec fougue, impétueuse et vivace. Cette âme qui, durant toute une vie, imprègne ces parois de chair, d'os, et de liquides en tous genre, ces parois de fibres et d'élastiques. Cette âme qui, durant toute une vie, marine dans une cocotte engorgée de saveurs, d'émotions et de souffrances. Une fois cette âme cuite, il ne reste plus qu'un plat exquis, bouilli par les décennies, macéré à point. La carcasse s'élève au point de l'excellence.

Mais quand je regarde autour de moi, mes compagnons de labeur ne prêtent pas plus d'attention à cette macabre cuisine, qu'ils n'en prêteraient à la vue d'une simple fourmi. Rien n'endort davantage l'humanité d'un homme que la vue insistante de corps morts.

Non... Bien plutôt, ils préfèrent discuter amour et lumière : la mort est déjà si présente dans nos vies, qu'on se dispense de lui accorder du temps et de l'énergie. Les rêves sont un gaspillage plus sensé. Nous qui manquons d'amour et de lumière, nous nous efforçons d'inventer leur présence, de combler leur manque à travers nos échanges. La communauté compose l'amour, le travail érige la lumière.

Aujourd'hui, j'ai été affecté à la section dix-sept. Pour faire simple, les mines sous les Racines forment un réseau de tunnels et de cavernes. Les tunnels reliant deux cavernes sont des sections numérotées, quand les cavernes sont des sections avec des noms propres : la section coriolis, la section daste... C'est la première fois que je m'occupe de cette section. On n'y envoie que peu de mineurs puisque c'est là qu'on trouve les diamants noirs. Grr... Trop précieux ! Ça nous rappelle les strates supérieures... Ces sections de pierres précieuses, il y en a quelque trentaine dans l'ensemble du complexe minier. On y creuse des milliers et des milliers de pierres, qui se régénèrent en quelques dizaines de jours. Mais on ne garde pas ces pierres. Elles sont pour ceux d'en haut. Elles puent le luxe. Ça nous répugne !

Chaque coup est une grimace de plus sur mon visage. J'ai cinq compagnons aujourd'hui : Algar, Dustur, Tarbad, Igor et Hardo. On se connait peu. On n'échange que de rares paroles ; mais nous restons soudés, réactifs, efficaces ! Ces pierres répugnantes, nous les arrachons de ces parois noires. NOS parois ! Ne laissons pas le luxe gangréner nos vies ! Ah ! Mais... Il faut tout de même que je cesse ces diatribes... Montrer du mépris n'est pas dans mes habitudes... Et puis, le fiancé de ma sœur Alga vient des strates supérieures, même s'il s'agit du Collet et non de la Cime...

Je continue mon travail. Quelquefois, par fulgurances, nous entamons des refrains. Nous jetons telles des machines les grains noirs de la roche. Ils volent jusque dans les charriots, aux deux tiers remplis. De derrière, nous devons ressembler à une bande de chiens qui déterrent un trésor. Notre frénésie étouffe la fatigue, et je sens mes muscles rugir.

Taetridon, La LaideurOn viuen les histories. Descobreix ara