1. Train-train sanglant (1/2)

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L'université était l'un des ensembles architecturaux les plus célèbres de Murmay, d'inspiration victorienne, un conglomérat de manoirs hantés accolés les uns aux autres, construits en granite bleu gris et généralement colonisés par la verdure. Les bâtiments anciens trônaient dans un vaste parc arboré, lieu de promenade prisé par les Murmaysiens, mais on avait aussi ajouté plusieurs annexes, dans des styles qui s'harmonisaient plus ou moins avec la structure originelle. Ces nouveaux bâtiments, bien que globalement moches, étaient plus lumineux, mieux chauffés, moins escarpés, en somme bien plus fonctionnels que les nobles collèges d'autrefois. Une fois passée la façade, les étudiants comme le corps professoral ne s'y trompaient pas.


Le bâtiment Lombroso, qui abritait la faculté de criminologie, n'y faisait pas exception. C'était un bloc de bois, verre et béton dissimulé par les arbres, qui luisait comme un vaisseau extra-terrestre dans la pénombre précédant l'aube. Laura gara sa voiture contre une camionnette de l'institut criminalistique, sous une rangée de platanes touffus, puis sortit, protégée par son imperméable, et traversa rapidement le parking. Il y avait quelqu'un sous l'auvent, éclairé à contrejour par les néons du hall. Le rougeoiement d'une cigarette flamboyait par intermittence, à une vitesse élevée, signe que le fumeur était pressé. 

C'était en fait une fumeuse.

— Salut Helen.

— Laura ! Trop chouette.

La jeune femme, menue et brune, écarta sa cigarette pour étreindre la nouvelle venue d'un bras.

— Ça fait un bail, dis donc ! Tu as allégé ton temps de travail ? demanda-t-elle.

— Non, pas du tout. Peut-être que tu as eu moins d'homicides ?

Helen tira une dernière fois sur sa cigarette et recracha la fumée de côté avant d'écraser son mégot dans le cendrier mural.

— Haha, tu plaisantes ? Non, mais j'ai surtout vu Rupert et Greg, ces derniers temps.

— Le hasard, alors.

La jeune femme précéda Laura à la porte et la lui ouvrit.

— Tu fais peut-être moins la nuit ?

— Oh non. Je n'ai pas droit à ce genre d'égards.

— La galanterie se perd, railla Helen. Mais le hasard, alors, oui.

Elle se dirigea vers l'escalier. Un panneau hors service ornait les portes argentées de l'ascenseur.

— Bon, petit briefing... C'est un prof d'unif, de ce que je comprends. Crâne défoncé à première vue, mais c'est toi le légiste. Il n'y a pas de témoins. Il a été trouvé par un collègue.

— Un collègue à trois heures du matin ?

— C'est un Brun.

— Oh, un Brun. Et ? Ils organisent des rituels païens en pleine nuit ?

Helen s'immobilisa dans la cage d'escaliers et rit joyeusement.

— Non, jetlag. Il est arrivé il y a quelques jours, apparemment. Pas encore recalé sur les horaires du monde moderne. Et puis il dit qu'il y a moins d'étudiants la nuit.

— Sans rire.

Helen haussa les sourcils puis reprit son ascension.

— C'est qui ce prof ?

— Un nom compliqué. Zasf... cziv ? Un truc comme ça ? Je l'ai vu écrit, mais ça n'aide pas. Toujours eu une mémoire nulle des noms.

— Zafscav ?

— C'est ça. Je me disais bien que ça sonnait comme le nom d'une agence gouvernementale russe. Tu le connais ?

— De réputation. Je n'ai jamais eu cours avec lui.

— Ah mince, j'oublie toujours que tu as étudié ici.

— Pas beaucoup. Un cours ou deux, oui. Les légistes font aussi de la crimino.

— On m'a envoyée sur le cas parce que j'ai fait mes classes à Byron. La plupart des inspecteurs sont des anciens. Ça aurait fait des soucis.

Laura acquiesça sans rien dire. Helen était une des rares transfuges de la province. Les policiers se pressaient rarement aux portes de la capitale, mais la jeune inspectrice avait trouvé l'amour auprès d'un instructeur venu de Murmay et fait ses valises. De ce que la légiste en savait, elle ne l'avait jamais regretté. Le sang neuf était parfois ce qui faisait défaut aux agents locaux, qui paraissaient épuisés avant même d'avoir terminé leur stage. Ce qui ne signifiait pas que l'intégration était toujours facile, car un trop plein d'énergie hérissait souvent les mollassons, mais Helen était imperméable à l'hostilité (ou aveugle, ou bonne comédienne), et, cinq ans plus tard, elle jouissait d'une certaine popularité – mâtinée de jalousie – dans son département.

— On est sûrs que c'est lui ? demanda Laura.

— Zafs... truc... Bah, pas plus que d'habitude. C'est son bureau. Il n'a plus tellement de visage mais sa mallette était toujours là, et sa veste, avec ses papiers. Et ne t'inquiète pas, on n'a pas touché à ton cadavre.

— Le Brun l'a identifié ?

— Le Brun a vomi sur les chaussures de Jerry Brown.

Le photographe, il avait dû adorer.


Elles arrivèrent au deuxième étage, dont le palier bourdonnait d'activité. Laura reçut d'autorité une tasse de café, offerte par un officier non identifié, et elle la but tout en cherchant des têtes connues, Jerry entre autres, mais il était encore aux toilettes en train de nettoyer ses chaussures. Elle rejoignit au final Ivan, le criminaliste qui dirigeait la petite équipe de relevés. C'est aussi lui qui organiserait le transfert du cadavre vers la morgue mais, dans l'immédiat, Laura avait besoin d'une combinaison pour aller faire son travail.

— C'est très bolognaise, lui annonça Ivan, d'un sérieux imperturbable, tandis qu'elle s'équipait.

— Hum. Il s'est fait sauter le caisson ?

— Non. Objet contondant.

— Quel genre ?

— Clavier d'ordinateur, à première vue.

Laura écarquilla les yeux tout en remontant sa fermeture éclair.

— On ne peut pas fracasser un crâne avec un clavier d'ordinateur, si ?

— Je suppose que c'est ton job de le dire.

Elle sourit.

— Je ne suis pas spécialiste des matériaux.

— Un beau travail pluridisciplinaire en perspective.

Avant de gagner la scène de crime, Laura jeta un œil vers le fameux collègue brun, assis sur une chaise, le regard vide, dans un coin de la pièce. Un agent était assis à côté de lui, le lorgnant d'un air inquiet sans lui parler. C'était un homme d'une bonne trentaine d'années, peut-être quarante, le prototype du professeur d'université, la barbe bien taillée, les lunettes sur le nez, qu'il remontait sans cesse d'un geste nerveux. Son costume gris, vieillot, était froissé, et il avait l'air sous le choc. Laura n'en aurait pas fait le coupable, mais elle savait que sa nuit était loin d'être finie et que le malheureux devrait encore affronter le corps policier un certain temps avant d'être libéré.

Elle quitta le palier et s'engagea dans le couloir.


Sain d'Esprit (Laura Woodward - tome 2)Where stories live. Discover now