Partie 2/4

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Une dernière fois, elle embrassa du regard son petit intérieur, serra son sac à main noir contre elle avec force, au point de sentir la forme de son carnet et de son vieux stylo plume contre sa poitrine, enfonça son chapeau à plumes et sortit.

La rue était noire de monde. Tous les Aînés sortaient avec leurs aides médicales et leurs robots transporteurs. Yvonne siffla entre ses doigts pour attirer l'attention d'une des Sentinelles du Corps National, une SCN, et lui présenta sa convocation à la tribune d'honneur : la minuscule carte brillait légèrement sous la peau de son poignet à l'endroit où était implantée la puce électronique de suivi. Elle constata que la SNC était un homme assez jeune, de l'âge qu'aurait eu Simon si... elle chassa cette pensée et se contenta de se dire que celui-là n'avait pas connu le suffrage universel ni la démocratie. Sorties de nulle part, deux autres SCN se présentèrent aussitôt au garde-à-vous et escortèrent Yvonne dans la foule.

Toujours chaleureux, débordant de servilité, les SCN se battaient pour rendre service à ceux qu'on n'appelait plus que les « Aînés ». Leur sort en dépendait. Seuls les plus corvéables étaient autorisés à faire partie du Corps National, le Cor'Nat ' comme on l'appelait, et pouvaient espérer atteindre un jour l'âge des possibles : soixante-dix ans. Les autres devaient donner leurs cellules souches et se laisser délencher des cancers pour créer le fabuleux sérum de régénération que le gouvernement fournissait ensuite gracieusement sous forme de pilules à tous les Aînés. Aux donneurs, on assurait seulement une vie certes brève – presonne ne survivait à de tels traitements – mais sans désagrément et surtout, une mort douce.

Et s'ils refusaient... Ceux qui refusaient, perdaient leurs droits d'appartenir au Cor'Nat' et allaient grossir les rangs des hors-la-loi, de ceux qui vieillissaient vite et qui mouraient de mort violente, loin de la zone protégée, de ceux qu'on était récompensé pour traquer : un rebelle, un mois de gagné dans la course aux soixante-dix ans.

En tant que doyenne de la ville, Yvonne avait été choisie pour siéger aux côtés du futur Pontife. Comme dans toutes les villes qu'il traversait pour la célébration de son pontificat. Toujours la plus âgée, bien sûr, en écho à sa campagne « l'Expérience d'abord », qui avait suscité quelques mouvements de révoltes violents mais épars et réprimés sans difficulté. Elle fit un gros effort sur elle-même pour ne pas se souvenir des yeux bruns de Simon, son petit-fils.

Pour ne pas se souvenir non plus la mort de quelques très vieilles dames, ces derniers temps, qui avaient fait la une des informations locales. Toutes plus âgées qu'elle. Elle les connaissait, bien sûr, puisqu'elles appartenaient au même club des amateurs de jeux en ligne du début du XXIème siècle. Uniquement des femmes : malgré les progrès de la science et le Rénovator© miracle, les hommes mouraient presque toujours avant les femmes. On avait parlé de suicide pour certaines, de chutes incompréhensibles pour d'autres. Des décès brutaux qui avaient troublé la petite ville paisible mais avaient assuré à Yvonne la place qu'elle occuperait aujourd'hui aux côtés de son Excellence Baudouin. Non, elle refusait de laisser ses yeux s'embuer : rien ne devait la détourner de sa rencontre avec le président-pontife. Rien.

Soutenue par les deux SCN, elle pressa le pas.

Un homme de la Garde Rapprochée, revêtu du nouvel uniforme vert anis, les accueillit chaleureusement à la tribune.

Il renvoya les deux SCN et regarda la convocation qui clignotait sous la peau diaphane du poignet.

"Je dois vérifier que vous ne portez pas d'arme, Madame, c'est la règle."

Il brandit une Plaque de Recherche Active qu'il passa à ras des vêtements. L'alarme retentit.

Le grand jourOù les histoires vivent. Découvrez maintenant