ACTE I - Chapitre 5.

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— Tu comptes la rappeler ?

— Mmh ?

Les mains plongées dans le moteur de la Ford Skyliner rouge de 1954 sur laquelle il travaillait depuis maintenant un peu plus d'un mois, Louis releva un visage échevelé vers Isaac qui était occupé à changer une roue avant sur une Chevrolet pick-up de quatre-vingt-quatre sur sa droite, fixant les iris marrons pétillants de malice qui lui lançaient un regard insistant alors que la radio posée sur un des établis grésillait doucement en relâchant un vieux tube de Bob Seger.

— Sam, reprit Isaac sans s'arrêter dans ses gestes.

— Quoi, Sam ? demanda Louis en se penchant vers sa boîte à outils posée à ses pieds.

Il récupéra un tournevis cruciforme, profitant que son visage soit caché de son ami pour forcer son cou à reprendre une coloration normale.

— Tu vas la rappeler ?

— Probablement, oui, répondit Louis d'un ton qu'il voulait détaché, en se remettant face à son moteur.

— Probablement ? répéta Isaac en lâchant un rire franc. Louis, de ce que tu m'as raconté de votre soirée, cette nana c'est le Saint Graal pour toi. C'est presque certain que tu trouveras jamais personne d'autre comme elle, et tu vas probablement la rappeler ?

— Je voulais dire, oui, je vais la rappeler, se reprit Louis en roulant des yeux au ciel, amusé par la réaction de son ami.

— T'as plutôt intérêt, ouais, lança Isaac en retirant la roue du pick-up.

Il se redressa pour la faire rouler jusqu'au fond de l'atelier, avant de reprendre la parole en la laissant retomber au sol.

— De toute façon, si tu le fais pas, c'est Tonie qui finira par s'en charger pour toi, il déclara, en récupérant sa tasse de café froid qui trônait au milieu des outils sur l'établi.

— Vous avez l'air d'être tous les deux très préoccupés par ma vie sentimentale, fit remarquer Louis en retirant l'arbre à cames du moteur de la Ford, avant de relever ses prunelles bleues vers Isaac.

— Je suis ton ami. C'est normal que je me soucie de ton bien-être, déclara son ami en arquant un sourcil taquin, avant de revenir s'agenouiller devant le frein mis à nu de la Chevrolet.

Louis secoua doucement la tête en pouffant entre ses lèvres, et il se remit au travail sans rien ajouter, perdu dans ses réflexions.

C'est vrai qu'il avait pensé à Sam presque toute la semaine, pour ne pas dire quasiment tout le temps. La nuit qu'ils avaient passée ensemble à l'appartement de la jeune femme, à discuter de littérature, de cinéma, d'expériences, et de tout un tas d'autres sujets intéressants, avant de se quitter aux aurores, avait été de loin la meilleure soirée qu'il avait connue depuis longtemps. Et il y avait quelque chose chez la photographe, au-delà de l'attirance physique qu'il éprouvait pour elle, qui l'apaisait sans qu'il ne sache pourquoi.

Mais il ne s'était pourtant pas résolu à l'idée de la contacter au cours des jours qui avaient suivi, retenu en arrière par un passé beaucoup trop vivace à son goût.

Un silence apaisant revint planer au-dessus des têtes des deux amis, seulement perturbé par les cliquetis de leurs outils contre les pièces mécaniques et la musique qui continuait de passer en faible volume à la radio. Le soleil de fin de matinée entrait dans un flot continu par l'entrée de garage grande ouverte, réchauffant les épaules des garçons qui étaient concentrés sur leur travail.

Après y avoir travaillé depuis leur majorité, Louis et Isaac avaient fait l'acquisition de cet atelier un peu plus de six mois plus tôt. Installée en périphérie nord de la capitale, la petite entreprise était spécialisée dans la restauration de vieux modèles, qui leur arrivaient de tout le pays. L'ancien propriétaire, qui avait aussi été leur premier patron, le leur avait revendu pour une bouchée de pain en arrivant à sa retraite, rassuré et heureux de voir que ses apprentis étaient décidés à faire perdurer le travail de toute une vie. Ça avait été difficile de faire passer le dossier auprès des juges, étant donné leur « condition ». Mais, après de longs mois d'attente, à expliquer encore et encore que ce métier n'était pas sur la longue liste de leurs interdits, la justice avait fini par accepter et ils avaient enfin pu se considérer comme propriétaires.

— Non, sérieusement, rappelle-la.

La voix d'Isaac ramena Louis au moment présent.

— C'est pas vrai... il soupira, incapable de retenir un fil de sourire.

— Je sens qu'il y a quelque chose qui te retient, se défendit Isaac en levant des mains innocentes en l'air, ses petites dreadlocks retenues par un bandeau gris bougeant doucement quand il releva la tête vers son ami. J'ai pas raison ?

— Non, c'est juste...

Louis lâcha un soupir las en baissant la tête, posant ses paumes de main sur le rebord de la carrosserie alors que son esprit était balayé par un flot de questions sans réponses.

— On n'est pas du même monde.

Il avait déclaré ça dans un souffle à peine audible, alors que son regard morne se tournait sur le tatouage délavé à son épaule droite, révélé par la manche retroussée de son t-shirt.

— Sérieusement, c'est ça qui t'inquiète ? Louis, ça fait des années que ces conneries de castes ne sont plus d'actualité pour le peuple.

— C'est ce que tout le monde essaie de se persuader, mais tu sais très bien que c'est encore dans toutes les mémoires.

— Tu crois franchement qu'elle va porter attention à ça ? Elle n'en a rien à foutre de savoir d'où tu viens.

— C'est la fille d'un politicien qui va certainement finir président dans quelques jours, rappela Louis en se forçant à se concentrer à nouveau sur son travail.

— Et alors ?!

— Alors... Je sais pas, je suis pas sûr que sa famille m'accueille à bras ouverts.

— C'est avec elle que tu sors, pas sa famille, rétorqua la voix douce de Tonie.

Les deux garçons relevèrent la tête vers la jeune femme qui venait d'apparaître à l'entrée du garage sans qu'ils ne l'entendent arriver, encore habillée de son uniforme de militaire. Elle était nonchalamment adossée contre le chambranle, un grand sac en papier contenant leur déjeuner qu'elle avait acheté sur la route pendant au bout de son bras et l'éclat doré dans son iris scintillant doucement.

Tonie esquissa un sourire en coin à l'attention de Louis, et elle retira sa casquette de soldat en s'avançant dans l'atelier.

— Tu vois ? reprit Isaac en désignant la jeune femme qui posait son sac sur une étagère. Alors, appelle-la, nom de Dieu. J'ai pas envie de te voir te morfondre encore toute la semaine prochaine.

— Comment tu vas ? demanda Tonie en prenant Louis dans ses bras, avant de se reculer en posant une main fraternelle sur la joue pâle du garçon.

— Content que la semaine se termine, il répondit en désignant leur ami commun d'un signe de tête goguenard.

— Est-ce que c'est une note de sarcasme que j'entends dans ta voix ? lança Isaac, avec un immense sourire qui illumina tout son visage.

— Une note ? Plutôt une symphonie, répliqua Louis en arquant ses sourcils d'un air de défi, alors que son ami tapait son poing dans celui que Tonie lui présentait.

— Je t'en prie ! Je suis adorable !

Louis fit une moue dubitative, échangeant un regard avec Tonie qui pinçait les lèvres pour ravaler son sourire, avant qu'Isaac n'éclate d'un grand rire bruyant qui alla ricocher contre les murs, amusé par l'expression peu convaincue que présentait son ami.

— Vous en avez encore pour longtemps ? demanda Tonie en revenant vers le sac en papier qui contenait leur repas. On a eu entraînement renforcé toute la matinée, je meurs de faim.

— Faut au moins que je termine de démonter cette partie, répondit Louis en désignant un endroit sur le moteur de la Ford du bout de son tournevis. Isy, t'es comment ?

— Donnez-moi vingt minutes, le temps de virer les disques et les plaquettes et je suis bon, annonça le garçon, qui s'était déjà remis au travail.

— Je vais faire du café, reprit Tonie en s'éloignant en direction du bureau d'accueil, son sac à la main.

Elle posa une main rassurante sur l'épaule de Louis en passant à côté de lui, lui envoyant un sourire chaleureux qui fit briller son éclat doré.

Le garçon lâcha un petit soupir contrit en l'observant rejoindre le fond de l'atelier, et il se força à revenir à son travail, mettant pour un instant de côté l'image de Sam qui se répétait en boucle sous sa boîte crânienne. 

LES HÉRITIERS - LIVRE 1 [ WATTYS 2022 ]Onde histórias criam vida. Descubra agora