ACTE I - Chapitre 2.

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— Ce que j'essaie de dire, c'est que tu ne peux pas te baser uniquement sur un programme politique. C'est comme si tu commandais le plat du jour et que tu te retrouvais avec quelque chose de totalement différent. En apparence, ça paraît appétissant, mais au final tu bouffes une bouillie insipide et grotesque qui te laissera sur ta faim. Et c'est toujours comme ça.

— Attends, tu vas vite en besogne, rétorqua Charlie avec un sourire, en repliant une jambe sous elle. On a quand même eu des gouvernements qui ont fait des choses bien.

— Et je dis pas le contraire, se défendit Isaac de sa voix chaude et décontractée. Seulement, là, on est à un carrefour important. On est à la limite du possible et de l'impossible. Et si on ne change pas drastiquement les choses, on court au désastre. Désolé Sam, c'est pas contre toi ni contre ton paternel, il ajouta en offrant un sourire à la rousse.

— Aucun problème, pouffa la jeune femme, avant de lancer un regard à Tonie, assise face à elle, qui roulait des yeux au ciel d'un air faussement ennuyé.

— Bon, reprit Charlie en coinçant une mèche brune derrière son oreille percée. Je reconnais que la société dans laquelle on vit est bancale, mais...

— Bancale ? Elle est complètement désuète ! s'esclaffa Isaac en balançant la tête en arrière, ses petites dreadlocks bougeant dans tous les sens. On vit sur les principes d'un capitalisme qui aurait dû s'achever il y a déjà bien longtemps.

— Le problème, c'est que si tu veux vraiment réformer les choses en profondeur, tu dois aussi accepter le chaos, fit calmement remarquer la brunette. Parce que tu ne peux pas modifier un monde mis en place depuis des décennies d'un seul coup, sans partir dans un bouleversement violent.

— J'accepte le chaos, déclara solennellement Isaac, ses lèvres affichant un sourire effronté.

Sam gloussa doucement en écoutant le débat véhément mais amical entre Charlie et Isaac, suivant d'un oeil amusé chaque inflexion de leurs mains qui venaient appuyer leurs paroles alors que le beat puissant de la musique déversée par le DJ invité pour la soirée résonnait des enceintes installées à chaque coin du bar. Les lumières colorées des projecteurs s'amusaient à danser en rythme avec les lasers stroboscopiques, éclairant les silhouettes sombres et en sueur des clients qui se pressaient dans la salle. Les conversations énergiques s'élevaient dans tous les sens, créant un imbroglio de voix inaudibles qui la berçaient doucement.

Après avoir fêté l'anniversaire d'Agnes dans un joli restaurant italien à quelques rues du bar, Sam et Charlie avaient laissé la cadette continuer sa soirée de son côté, et elles avaient rejoint l'Edison pour faire la connaissance du trio rencontré à la plage, que Charlie s'était empressée d'inviter dès qu'elle avait pu échanger trois mots avec Tonie, la jolie blonde du groupe.

À présent, ils étaient tous installés sur une banquette en arc de cercle accolée à la devanture à droite de l'entrée, à discuter de tout et de rien en vidant tranquillement leurs verres. Les conversations s'enchaînaient rapidement (la nouveauté de l'audience facilitant les échanges), virevoltant d'un sujet à l'autre, du moins jusqu'à ce que Charlie et Isaac ne monopolisent leurs bavardages en se lançant dans un débat houleux sur les grands principes fondamentaux de la politique en général, au grand damne de Sam, qui en soupait déjà tous les jours avec sa famille.

Malgré tout, elle devait reconnaître que l'échange était intéressant. Il y avait quelque chose de salvateur à écouter Isaac déclamer ses idéaux sans faire fit des détails et pourtant avec des arguments plus que plausibles. Surtout pour Sam, qui vivait constamment au milieu de discours rébarbatifs et interminables sur la complexité du pouvoir, imposée par des siècles de lois et de mouvements obscurs. Sans compter sur la gouaille de Charlie, qui n'était jamais la dernière pour mettre en pratique l'art de la différence entre convaincre et persuader.

— Et toi, Sam ? T'en penses quoi ? demanda Louis, assis à droite de la jeune femme, en se penchant légèrement vers elle avec son sourire doux accroché aux lèvres.

— « En politique, le choix est rarement entre le bien et le mal, mais entre le pire et le moindre mal », elle cita en admirant les pommettes ciselées et les iris vibrants qui nouaient agréablement son estomac.

— C'est tout Sammy, ça, scanda Charlie. À force d'avaler des bibliothèques entières, elle arrive toujours à vous sortir une citation au mot près. Moi, je me souviens à peine du dernier texto que j'ai envoyé.

— Tu sais ce que disait Leo Strauss à propos de Machiavel ? lança Isaac en tournant ses pupilles rieuses sur la rousse. Que c'était un « enseignant du mal ».

— Ça serait le réduire à un adjectif passé dans la langue courante, rétorqua calmement Sam.

Isaac esquissa un sourire satisfait et intéressé.

— Machiavel, c'est un des fondateurs du réalisme, non ? s'enquit Tonie de sa voix suave, en arquant un sourcil curieux vers son ami, qui hocha la tête pour approuver.

— Il a modélisé la politique moderne, expliqua le garçon en attrapant son verre posé sur la table basse.

— Et les fondements de la démocratie, ajouta Louis, un coude posé sur le haut du dossier de la banquette et sa main supportant sa joue.

— Il était en faveur de la démocratie, enchérit Charlie en se tournant vers le jeune homme. Mais il pensait quand même que chaque régime était imparfait.

— La monarchie amène au despotisme, l'aristocratie à l'oligarchie, et la démocratie au désordre, résuma Isaac avec un sourire. On en revient au chaos, il ajouta en tournant un visage amusé vers la brune.

Charlie pouffa doucement face à l'étincelle de malice qui pétillait dans le regard du garçon. Face à elle, Tonie roula une nouvelle fois des yeux au ciel en amenant son verre à ses lèvres, avant de lancer un coup d'oeil par-dessus son épaule en direction du comptoir du bar, qui s'était légèrement désengorgé. L'éclat doré dans son iris gauche — une particularité physique qui rendait son regard encore plus hypnotisant — scintilla doucement sous les lumières colorées.

— En attendant que le chaos ne sonne à nos portes, est-ce qu'on reprend une tournée ? elle demanda en ramenant son intérêt sur le petit groupe.

— Non, merci, répondit poliment Sam, en lançant un regard à l'heure sur son portable, alors que Charlie et Isaac répondaient par l'affirmatif dans un éclat de joie.

— Oh, allez, Sam ! encouragea sa meilleure amie, en même temps qu'une musique plus douce remplaçait le tempo énergique qui avait résonné jusqu'à présent.

— Non, c'est cool, insista doucement la jeune femme. Il est déjà tard, et j'ai des trucs à faire demain.

— Je vais y aller aussi, lança Louis en reposant son verre vide sur la table basse. Je te raccompagne, si tu veux ? il lui proposa.

Sam acquiesça d'un hochement de tête timide en essayant de refouler les stupides papillons qui s'envolaient dans son estomac. Elle ignora délibérément le regard en coin appuyé plein de sous-entendus que Charlie lui envoya, et ils se saluèrent tous à grands coups d'embrassades en échangeant quelques dernières paroles, avant qu'elle ne s'éclipse de la soirée en compagnie de Louis.

LES HÉRITIERS - LIVRE 1 [ WATTYS 2022 ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant