Prologue.

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Une expiration lourde et tremblante glissant entre ses lèvres entrouvertes, Sam cilla lentement, fixant d'un oeil anesthésié le soleil puissant qui déversait ses rayons de fin de matinée sur la scène apocalyptique qui se déroulait autour d'elle. La couverture bleu azur dénuée d'un quelconque nuage qui étendait ses bras au-dessus de la ville scintillait doucement, insensible au sang, à la violence, aux déflagrations, aux cris.

Au milieu de la nappe de brouillard causée par les bombes fumigènes et les grenades, des silhouettes terrorisées et furieuses déambulaient en courant dans tous les sens, enjambant les corps qui gisaient sur le sol, fuyant les tirs des forces de l'ordre qui avançaient en rangs serrés.

Un inconnu bouscula la jeune femme à l'épaule dans sa course, l'obligeant à détacher ses prunelles ambrées du ciel hypnotisant alors qu'elle titubait sur place sans savoir ce qu'elle était censée faire. « Comment tout avait pu basculer aussi vite ? » se demanda Sam, en baissant les yeux sur le pistolet semi-automatique qu'elle tenait à la main et qui semblait lui peser une tonne. Elle sentait sa respiration défaillante cogner contre le bandana noir qui recouvrait le bas de son visage, lui renvoyant automatiquement son souffle chaud contre ses lèvres entrouvertes sur un hurlement silencieux.

Une nouvelle grenade assourdissante explosa dans son dos à quelques mètres, soulevant un nuage de débris qui la força à rentrer la tête dans les épaules dans un sursaut compulsif alors que les cris des habitants redoublaient de volume.

Paralysée sur place, elle tourna lentement la tête sur sa gauche, fixant de ses yeux remplis d'effroi un homme qui tenait son bras en sang, adossé contre un lampadaire étendu le long du trottoir. Elle sentait ses tympans siffler, ses yeux piquer contre tous ces nuages artificiels. Son cerveau tentait maladroitement d'enregistrer tout ce qui se passait, ricochant les images contre ses rétines avec une lenteur épouvantable.

Partout autour d'elle, du mobilier provenant des terrasses des restaurants et bars alentour gisait au milieu de débris de verre, de morceaux de pavés délogés du sol, de containers renversés qui vomissaient leur contenu sur la chaussée. La plupart des barrières de sécurité qui avaient été installées à l'aurore avaient été balancées avec dédain sur les côtés de l'avenue et empilées à la manière de carcasses inanimées, tandis que d'autres étaient traînées sur le sol dans un raclement discordant. Un camion de police garé le long du trottoir d'en face se consumait lentement, libérant un nuage noir qui tourbillonnait au milieu des flammes orangées qui montaient du toit éventré brutalement. Des bombes lacrymogènes roulaient sur le sol en lâchant leur brume toxique et opaque, faisant fuir ceux qui passaient trop près d'elles.

Au coin nord de la grande place, un immeuble qui abritait une banque déchargeait par les portes et fenêtres du rez-de-chaussée les langues brûlantes et fourchues de l'incendie qui était en train de le dévorer. Les colonnes de fumée grises impressionnantes se soulevaient vers le ciel observateur et imperturbable.

Certains manifestants enregistraient ces scènes de désolation sur leurs appareils photo, téléphones portables, caméras, comme un besoin pressant, incontrôlable, de documenter tout ce qui se passe. Parce qu'il ne fallait pas oublier. Il ne faudrait jamais oublier.

D'autres tentaient de repousser l'assaut des multiples factions de policiers et de militaires qui se tenaient en rang derrière leurs boucliers, tandis que d'autres encore s'échappaient du champ de bataille en aidant les blessés. Les gyrophares des véhicules des forces de l'ordre, des pompiers et des ambulances garés autour de la grande place envoyaient leurs lumières bleues et rouges sur la foule désordonnée, les faisceaux fantomatiques virevoltant dans le brouillard irréel.

— Sam !

La voix familière résonna au loin, faisant relever la tête à la jeune femme, qui scruta la scène de chaos qui l'encerclait, cherchant du regard la silhouette de Louis au milieu des corps en mouvement qui couraient dans tous les sens, avant que le garçon n'apparaisse sur sa droite en venant poser une main protectrice dans sa nuque qui la fit sursauter. Elle était au bord de l'implosion.

— Tu as vu les autres ? demanda Louis derrière son bandana qui protégeait le bas de son visage.

— Ils l'ont tué... bredouilla Sam en fixant les traits nerveux et en sueur de son ami, dont les fines ridules d'expression au coin des yeux étaient accentuées par la poussière. Ils l'ont tué, et ils...

— On peut pas rester ici, reprit Louis en surveillant avec anxiété un mouvement des forces de l'ordre, sa main droite se crispant un peu plus autour de la crosse de sa mitraillette. Il faut qu'on retrouve les autres.

— Il n'avait rien fait... murmura la jeune femme, en sentant de nouvelles larmes brûlantes venir s'entasser au bord de ses paupières.

— Sam, regarde-moi, ordonna doucement Louis, la voix rendue rauque par l'émotion.

Les larmes que son amie lui balançait au visage s'accumulaient à l'imbroglio de pensées confuses qui traversaient son cerveau épuisé, et il resserra légèrement sa main sur l'épaule frêle pour la faire tourner face à lui, pour l'obliger à rester avec lui.

— Regarde-moi. Je sais ce qu'ils ont fait, il reprit plus calmement. Mais on ne peut pas rester là, tu comprends ? S'ils nous arrêtent maintenant, tout ce qu'on aura fait n'aura servi à rien et on ne pourra pas continuer. D'accord ?

Sam acquiesça d'un mouvement de tête craintif, ravala un sanglot qui s'était coincé en travers de sa gorge. Elle fixa encore un instant les prunelles bleues du garçon qui lui tendait la main, et elle enlaça ses doigts aux siens avant de le suivre à travers la foule éparpillée, observant sans les voir les bribes de violence qui venaient se coller à ses rétines.

Comment tout avait pu basculer aussi vite ?

LES HÉRITIERS - LIVRE 1 [ WATTYS 2022 ]Where stories live. Discover now