Ce qui est arrivé aux livres

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« Ce que tu racontes est en partie vrai, mais seulement la réalité, la véracité des propos que l’on t’a inculqués est totalement tronquée. Rares sont les personnes comme moi, qui ont survécu à tous ces événements, et nous vivons maintenant cachés. Parce que si nous parlions publiquement, nous serions exécutés sur le champ. Parce que la vérité, pas bien compliquée, est que vous avez été manipulés. Et quand je dis vous, c’est bien l’Humanité tout entière, enfin cette immense partie vivant dans ce que vous appelez le Nouvel Empire Mondial. Parce que ces personnes, bien au-dessus, à la tête des corporations ne veulent qu’une chose : votre consentement silencieux et docile. La vérité est que tout être vivant dans cet empire n’est ni plus ni moins qu’un esclave qui s’ignore, et qui n’a aucune volonté propre, ni la capacité de penser par lui-même. »

Charlie était bouche bée. Les mots du vieillard s’entrechoquaient dans sa tête, et bien qu’il ne comprenait pas tout ce qu’on venait de lui dire, il se sentait un peu perdu. Lui ? Un esclave ? Ce n’était pas possible. Il se télé-formait quand il le voulait, jouait quand il le voulait. Un esclave, pour lui, c’est comme un robot, qui faisait uniquement ce qu’on lui disait de faire.

« Ne t’inquiète pas, je vais te donner plus de détails, même si le temps nous est compté et que je ne pourrai pas tout t’expliquer. Mais au moins, tu auras une petite idée de ce qu’il s’est réellement passé.

L’être humain est un être extraordinaire, il est capable de tant de choses, du bien comme du pire. Mais des hommes malintentionnés, avides de pouvoir, ont gangrené toute la société. Pour parvenir à leur fin, tout leur était permis, et ils corrompirent tout ce qu’ils purent, s’infiltrant dans toutes les strates de la société, susurrant aux chefs des mots dans leurs oreilles pour que leur volonté soit faite. Ils montèrent les hommes les uns contre les autres, et créèrent un chaos incommensurable. Mais vers les années 2010, beaucoup de monde se rendit compte de leur supercherie. Ils commencèrent à se révolter. Parallèlement, des hommes et femmes commencèrent à exploiter tout leur cerveau, et développèrent des sens hors du commun. Tu pourrais appeler ça des super-pouvoirs, mais ces personnes développèrent des sens que les humains avaient perdu depuis longtemps, comme pouvoir lire dans les pensées, déplacer les objets rien que par la force mentale, et beaucoup d’autres capacités qu’il est impossible de toutes nommer maintenant.

Mais ces mauvais hommes avaient tout prévu, leur plan était en marche de longue date, et ils mirent, en 2014, la phase finale de celui-ci en exécution : la domination totale de l’humanité. Avec des stratagèmes que je ne sais expliquer, ils ont créé cette image dans le ciel, comme tu l’as dit plus tôt, et ils se sont mis à découvert en se mettant sous la bannière des corporations. Tous les hommes avec des pouvoirs furent emprisonnés, considérés comme des hommes mauvais, et l’on n'entendit plus parler d’eux. Ils mirent au point une technologie, mais je ne sais pas laquelle exactement, qui leur permit que de telles choses ne puissent plus se reproduire.

Ils enfermèrent l’Humanité, l’empêchant de penser par elle-même. Et leur pire ennemi n’était autre que les livres. Parce qu’ils permettent la réflexion, le développement de l’imagination. Et c’était quelque chose que les corporations ne pouvaient pas se permettre. Ils furent donc interdits, et tout littérature ou texte permettant une once de réflexion fut banni. Les écrivains furent massacrés. Et depuis, les rares auteurs sont des personnes écrivant des histoires insipides, sans sentiment, et uniquement approuvées par des corporations telles que Deysni. Les seuls textes qui vous sont accessibles le sont par vos lunettes, qui analysent votre activité cérébrale pendant que vous les assimilez. Mais n’aie crainte, ici, tes lunettes ne sont pas en état de fonctionner. »

A ces mots, Charlie réalisa, que oui, en effet, il n’avait plus reçu aucun signal depuis dans ses lunettes, depuis qu’il était rentré dans le bâtiment. Il les sortit, vérifia si elles étaient en état de fonctionner. Mais malgré la pression sur le bouton de mise en marche, celles-ci refusaient d’émettre le moindre signal. Il les plia et les mit dans la poche de sa chemise.

« Tu vois », reprit le vieil homme, « j’ai bien connu ton arrière-grand-père. C’était un homme bon, un rêveur, et il aimait écrire plus que tout. Il écrivit des tas d’histoires, mais il avait peur. Peur que les gens ne réfléchissent plus, qu’ils perdent le goût de la lecture. Il a tenté d’avertir nombre de personnes de cette peur, via un livre. Et sa grande crainte est arrivée. Avec la mise en place de cette dictature, plus aucun livre n’est lu, plus aucun livre ne semble exister. »

Il tint fermement le livre qui reposait sur ses genoux, comme si c’était le bien le plus précieux au monde. Et il le regardait, avec une petite larme qui semblait couvrir ses yeux fatigués.

« C’est pourquoi tu dois le prendre », dit-il à Charlie. « Le lire, le garder précieusement, c'est un des rares exemplaires qui existent encore du livre de ton aieul. Et si tu y arrives, prête-le à des personnes dignes de confiance. Parce que le monde doit savoir, le monde doit ouvrir les yeux. Et quand tu seras prêt, tu reviendras me voir. »

Il tendit le livre à Charlie, qui eut juste le temps de voir le début du titre du livre, qui commençait par FAR. Mais une voix semblant sortir d’outre-tombe l’interrompit dans la lecture du titre. Quelqu’un semblait l’appeler, mais cette voix semblait lointaine, et en même temps partout à la fois.

« Maintenant, cache le livre. Parce qu’il ne faut surtout pas que les autres le trouvent avant que tu aies fini de le lire et que tu aies commencé à le partager. Et lorsque ce sera accompli, que tu seras éveillé, nous nous reverrons. Car tu auras trouvé le pouvoir et le moyen de communiquer avec moi. A ce moment-là , je te passerai d’autres livres, afin que tu puisses transmettre ces œuvres perdues au monde entier. »

Charlie s’exécuta, glissa le livre dans son pantalon et mit sa chemise par au-dessus. Il n’avait pas d’autre moyen de cacher son précieux secret, et en même temps, il était persuadé que personne ne le trouverait. Mais cette voix, cet appel devenait de plus en plus intense.

« Charlie, Charlie ! »

Charlie sentait que quelque chose lui donnait quelques a- coups dans son bras droit. Et c’est là, dans cette ruelle mal famée de Denver qu’il ouvrit les yeux. Ses parents se tenaient devant lui, tentant de le réveiller de ce qui semblait être un profond sommeil. Charlie regardait autour de lui, aucune trace de l’EbookStore, son entrée, tout comme sa pancarte électrique grésillante, n’étaient tout simplement pas là, laissant place à un mur de briques rouges délavé.

Charlie soupira. Tout cela n’aurait été qu’un mauvais rêve ? Pourtant, cela semblait si réel ! Il aurait tant aimé tenir tous ces livres et pouvoir les lire. Il aurait bien aimé. Mais en se relevant, il sentit que quelque chose ralentissait sa progression. Quelque chose était caché sous sa chemise, un petit objet rectangulaire légèrement souple, coincé dans son pantalon. Bien plus tard dans la soirée, lorsque Charlie fut rentré chez lui dans sa petite bourgade perdue au fin fond de l’Illinois, il osa sortir cet objet de sa cachette. C’était un livre, et sur sa couverture, il était simplement marqué ces quelques mots :

Ray Bradbury
FARENHEIT 451

Charlie et l'EbookStoreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant