''Noblesse oblige!'': Le Lys dans la Vallée (1ère partie)

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«Quel bonheur, mon ami, d'avoir à rassembler les éléments épars de mon expérience pour vous la transmettre et vous en armer contre les dangers du monde à travers lequel vous devrez vous conduire habilement! J'ai ressenti les plaisirs permis de l'affection maternelle, en m'occupant de vous durant quelques nuits. Pendant que j'écrivais ceci, phrase à phrase, en me transportant par avance dans la vie que vous mènerez, j'allais parfois à ma fenêtre. En voyant de là les tours de Frapesle éclairées par la lune, souvent je me disais: «Il dort, et je veille pour lui!» Sensations charmantes qui m'ont rappelé les premiers bonheurs de ma vie, alors que je contemplais Jacques endormi dans son berceau, en attendant son réveil pour lui donner mon lait. N'êtes-vous pas un homme-enfant de qui l'âme doit être réconfortée par quelques préceptes dont vous n'avez pu vous nourrir dans ces affreux colléges où vous avez tant souffert; mais que, nous autres femmes, avons le privilége de vous présenter! Ces riens influent sur vos succès, ils les préparent et les consolident. Ne sera-ce pas une maternité spirituelle que cet engendrement du système auquel un homme doit rapporter les actions de sa vie, une maternité bien comprise par l'enfant? Cher Félix, laissez-moi, quand même je commettrais ici quelques erreurs, imprimer à notre amitié le désintéressement qui la sanctifiera: vous livrer au monde, n'est-ce pas renoncer à vous? mais je vous aime assez pour sacrifier mes jouissances à votre bel avenir. Depuis bientôt quatre mois vous m'avez fait étrangement réfléchir aux lois et aux mœurs qui régissent notre époque. Les conversations que j'ai eues avec ma tante, et dont le sens vous appartient, à vous qui la remplacez! les événements de sa vie que monsieur de Mortsauf m'a racontés; les paroles de mon père à qui la cour fut si familière; les plus grandes comme les plus petites circonstances, tout a surgi dans ma mémoire au profit de mon enfant adoptif que je vois près de se lancer au milieu des hommes, presque seul; près de se diriger sans conseil dans un pays où plusieurs périssent par leurs bonnes qualités étourdiment déployées, où certains réussissent par leurs mauvaises bien employées.
«Avant tout, méditez l'expression concise de mon opinion sur la société considérée dans son ensemble, car avec vous peu de paroles suffisent. J'ignore si les sociétés sont d'origine divine ou si elles sont inventées par l'homme, j'ignore également en quel sens elles se meuvent; ce qui me semble certain, est leur existence; dès que vous les acceptez au lieu de vivre à l'écart, vous devez en tenir les conditions constitutives pour bonnes; entre elles et vous, demain il se signera comme un contrat. La société d'aujourd'hui se sert-elle plus de l'homme qu'elle ne lui profite? je le crois; mais que l'homme y trouve plus de charges que de bénéfices, ou qu'il achète trop chèrement les avantages qu'il en recueille, ces questions regardent le législateur et non l'individu. Selon moi, vous devez donc obéir en toute chose à la loi générale, sans la discuter, qu'elle blesse ou flatte votre intérêt. Quelque simple que puisse vous paraître ce principe, il est difficile en ses applications; il est comme une sève qui doit s'infiltrer dans les moindres tuyaux capillaires pour vivifier l'arbre, lui conserver sa verdure, développer ses fleurs, et bonifier ses fruits si magnifiquement qu'il excite une admiration générale. Cher, les lois ne sont pas toutes écrites dans un livre, les mœurs aussi créent des lois, les plus importantes sont les moins connues; il n'est ni professeurs, ni traités, ni école pour ce droit qui régit vos actions, vos discours, votre vie extérieure, la manière de vous présenter au monde ou d'aborder la fortune. Faillir à ces lois secrètes, c'est rester au fond de l'état social au lieu de le dominer. Quand même cette lettre ferait de fréquents pléonasmes avec vos pensées, laissez-moi donc vous confier ma politique de femme.
«Expliquer la société par la théorie du bonheur individuel pris avec adresse aux dépens de tous, est une doctrine fatale dont les déductions sévères amènent l'homme à croire que tout ce qu'il s'attribue secrètement sans que la loi, le monde ou l'individu s'aperçoivent d'une lésion, est bien ou dûment acquis. D'après cette charte, le voleur habile est absous, la femme qui manque à ses devoirs sans qu'on en sache rien est heureuse et sage; tuez un homme sans que la justice en ait une seule preuve, si vous conquérez ainsi quelque diadème à la Macbeth, vous avez bien agi; votre intérêt devient une loi suprême, la question consiste à tourner, sans témoins ni preuves, les difficultés que les mœurs et les lois mettent entre vous et vos satisfactions. A qui voit ainsi la société, le problème que constitue une fortune à faire, mon ami, se réduit à jouer une partie dont les enjeux sont un million ou le bagne, une position politique ou le déshonneur. Encore le tapis vert n'a-t-il pas assez de drap pour tous les joueurs, et faut-il une sorte de génie pour combiner un coup. Je ne vous parle ni de croyances religieuses, ni de sentiments; il s'agit ici des rouages d'une machine d'or et de fer, et de ses résultats immédiats dont s'occupent les hommes. Cher enfant de mon cœur, si vous partagez mon horreur envers cette théorie des criminels, la société ne s'expliquera donc à vos yeux que comme elle s'explique dans tout entendement sain, par la théorie des devoirs. Oui, vous vous devez les uns aux autres sous mille formes diverses. Selon moi, le duc et pair se doit bien plus à l'artisan ou au pauvre, que le pauvre et l'artisan ne se doivent au duc et pair. Les obligations contractées s'accroissent en raison des bénéfices que la société présente à l'homme, d'après ce principe, vrai en commerce comme en politique, que la gravité des soins est partout en raison de l'étendue des profits. Chacun paie sa dette à sa manière. Quand notre pauvre homme de la Rhétorière vient se coucher fatigué de ses labours, croyez-vous qu'il n'ait pas rempli des devoirs; il a certes mieux accompli les siens que beaucoup de gens haut placés. En considérant ainsi la société dans laquelle vous voudrez une place en harmonie avec votre intelligence et vos facultés, vous avez donc à poser, comme principe générateur, cette maxime: ne se rien permettre ni contre sa conscience ni contre la conscience publique. Quoique mon insistance puisse vous sembler superflue, je vous supplie, oui, votre Henriette vous supplie de bien peser le sens de ces deux paroles. Simples en apparence, elles signifient, cher, que la droiture, l'honneur, la loyauté, la politesse sont les instruments les plus sûrs et les plus prompts de votre fortune. Dans ce monde égoïste, une foule de gens vous diront que l'on ne fait pas son chemin par les sentiments, que les considérations morales trop respectées retardent leur marche; vous verrez des hommes mal élevés, mal-appris ou incapables de toiser l'avenir, froissant un petit, se rendant coupables d'une impolitesse envers une vieille femme, refusant de s'ennuyer un moment avec quelque bon vieillard, sous prétexte qu'ils ne leur sont utiles à rien; plus tard vous apercevrez ces hommes accrochés à des épines qu'ils n'auront pas épointées, et manquant leur fortune pour un rien; tandis que l'homme rompu de bonne heure à cette théorie des devoirs, ne rencontrera point d'obstacles; peut-être arrivera-t-il moins promptement, mais sa fortune sera solide et restera quand celle des autres croulera!
»Quand je vous dirai que l'application de cette doctrine exige avant tout la science des manières, vous trouverez peut-être que ma jurisprudence sent un peu la cour et les enseignements que j'ai reçus dans la maison de Lenoncourt. O mon ami! j'attache la plus grande importance à cette instruction, si petite en apparence. Les habitudes de la grande compagnie vous sont aussi nécessaires que peuvent l'être les connaissances étendues et variées que vous possédez; elles les ont souvent suppléées: certains ignorants en fait, mais doués d'un esprit naturel, habitués à mettre de la suite dans leurs idées, sont arrivés à une grandeur qui fuyait de plus dignes qu'eux. Je vous ai bien étudié, Félix, afin de savoir si votre éducation, prise en commun dans les colléges, n'avait rien gâté chez vous. Avec quelle joie ai-je reconnu que vous pouviez acquérir le peu qui vous manque, Dieu seul le sait! Chez beaucoup de personnes élevées dans ces traditions, les manières sont purement extérieures; car la politesse exquise, les belles façons viennent du cœur et d'un grand sentiment de dignité personnelle, voilà pourquoi, malgré leur éducation, quelques nobles ont mauvais ton, tandis que certaines personnes d'extraction bourgeoise ont naturellement bon goût, et n'ont plus qu'à prendre quelques leçons pour se donner, sans imitation gauche, d'excellentes manières. Croyez-en une pauvre femme qui ne sortira jamais de sa vallée, ce ton noble, cette simplicité gracieuse empreinte dans la parole, dans le geste, dans la tenue et jusque dans la maison, constitue comme une poésie physique dont le charme est irrésistible; jugez de sa puissance quand elle prend sa source dans le cœur? La politesse, cher enfant, consiste à paraître s'oublier pour les autres; chez beaucoup de gens, elle est une grimace sociale qui se dément aussitôt que l'intérêt trop froissé montre le bout de l'oreille, un grand devient alors ignoble. Mais, et je veux que vous soyez ainsi, Félix, la vraie politesse implique une pensée chrétienne; elle est comme la fleur de la charité, et consiste à s'oublier réellement. En souvenir d'Henriette, ne soyez donc pas une fontaine sans eau, ayez l'esprit et la forme! Ne craignez pas d'être souvent la dupe de cette vertu sociale, tôt ou tard vous recueillerez le fruit de tant de grains en apparence jetés au vent. Mon père a remarqué jadis qu'une des façons les plus blessantes dans la politesse mal entendue est l'abus des promesses. Quand il vous sera demandé quelque chose que vous ne sauriez faire, refusez net en ne laissant aucune fausse espérance; puis accordez promptement ce que vous voulez octroyer: vous acquerrez ainsi la grâce du refus et la grâce du bienfait, double loyauté qui relève merveilleusement un caractère. Je ne sais si l'on ne nous en veut pas plus d'un espoir déçu qu'on ne nous sait gré d'une faveur. Surtout, mon ami, car ces petites choses sont bien dans mes attributions, et je puis m'appesantir sur ce que je crois savoir, ne soyez ni confiant, ni banal, ni empressé, trois écueils! La trop grande confiance diminue le respect, la banalité nous vaut le mépris, le zèle nous rend excellents à exploiter. Et d'abord, cher enfant, vous n'aurez pas plus de deux ou trois amis dans le cours de votre existence, votre entière confiance est leur bien; la donner à plusieurs, n'est-ce pas les trahir? Si vous vous liez avec quelques hommes plus intimement qu'avec d'autres, soyez donc discret sur vous-même, soyez toujours réservé comme si vous deviez les avoir un jour pour compétiteurs, pour adversaires ou pour ennemis; les hasards de la vie le voudront ainsi. Gardez donc une attitude qui ne soit ni froide ni chaleureuse, sachez trouver cette ligne moyenne sur laquelle un homme peut demeurer sans rien compromettre. Oui, croyez que le galant homme est aussi loin de la lâche complaisance de Philinte que de l'âpre vertu d'Alceste. Le génie du poète comique brille dans l'indication du milieu vrai que saisissent les spectateurs nobles; certes, tous pencheront plus vers les ridicules de la vertu que vers le souverain mépris caché sous la bonhomie de l'égoïsme; mais ils sauront se préserver de l'un et de l'autre. Quant à la banalité, si elle fait dire de vous par quelques niais que vous êtes un homme charmant, les gens habitués à sonder, à évaluer les capacités humaines, déduiront votre tare et vous serez promptement déconsidéré, car la banalité est la ressource des gens faibles; or les faibles sont malheureusement méprisés par une société qui ne voit dans chacun de ses membres que des organes; peut-être d'ailleurs a-t-elle raison, la nature condamne à mort les êtres imparfaits. Aussi peut-être les touchantes protections de la femme sont-elles engendrées par le plaisir qu'elle trouve à lutter contre une force aveugle, à faire triompher l'intelligence du cœur sur la brutalité de la matière. Mais la société, plus marâtre que mère, adore les enfants qui flattent sa vanité. Quant au zèle, cette première et sublime erreur de la jeunesse qui trouve un contentement réel à déployer ses forces et commence ainsi par être la dupe d'elle-même avant d'être celle d'autrui, gardez-le pour vos sentiments partagés, gardez-le pour la femme et pour Dieu. N'apportez ni au bazar du monde ni aux spéculations de la politique des trésors en échange desquels ils vous rendront des verroteries. Vous devez croire la voix qui vous commande la noblesse en toute chose, alors qu'elle vous supplie de ne pas vous prodiguer inutilement; car malheureusement les hommes vous estiment en raison de votre utilité, sans tenir compte de votre valeur. Pour employer une image qui se grave en votre esprit poétique, que le chiffre soit d'une grandeur démesurée, tracé en or, écrit au crayon, ce ne sera jamais qu'un chiffre. Comme l'a dit un homme de cette époque: «n'ayez jamais de zèle!» Le zèle effleure la duperie, il cause des mécomptes; vous ne trouveriez jamais au-dessus de vous une chaleur en harmonie avec la vôtre: les rois comme les femmes croient que tout leur est dû. Quelque triste que soit ce principe, il est vrai, mais ne déflore point l'âme. Placez vos sentiments purs en des lieux inaccessibles où leurs fleurs soient passionnément admirées, où l'artiste rêvera presque amoureusement au chef-d'œuvre. Les devoirs, mon ami, ne sont pas des sentiments. Faire ce qu'on doit n'est pas faire ce qui plaît. Un homme doit aller mourir froidement pour son pays et peut donner avec bonheur sa vie à une femme. Une des règles les plus importantes de la science des manières, est un silence presque absolu sur vous-même. Donnez-vous la comédie, quelque jour, de parler de vous-même à des gens de simple connaissance; entretenez-les de vos souffrances, de vos plaisirs ou de vos affaires; vous verrez l'indifférence succédant à l'intérêt joué; puis, l'ennui venu, si la maîtresse du logis ne vous interrompt poliment, chacun s'éloignera sous des prétextes habilement saisis. Mais voulez-vous grouper autour de vous toutes les sympathies, passer pour un homme aimable et spirituel, d'un commerce sûr? entretenez-les d'eux-mêmes, cherchez un moyen de les mettre en scène, même en soulevant des questions en apparence inconciliables avec les individus; les fronts s'animeront, les bouches vous souriront, et quand vous serez parti chacun fera votre éloge. Votre conscience et la voix du cœur vous diront la limite où commence la lâcheté des flatteries, où finit la grâce de la conversation. Encore un mot sur le discours en public. Mon ami, la jeunesse est toujours encline à je ne sais quelle promptitude de jugement qui lui fait honneur, mais qui la dessert; de là venait le silence imposé par l'éducation d'autrefois aux jeunes gens qui faisaient auprès des grands un stage pendant lequel ils étudiaient la vie; car, autrefois, la Noblesse comme l'Art avait ses apprentis, ses pages dévoués aux maîtres qui les nourrissaient. Aujourd'hui la jeunesse possède une science de serre chaude, partant tout acide, qui la porte à juger avec sévérité les actions, les pensées et les écrits; elle tranche avec le fil d'une lame qui n'a pas encore servi. N'ayez pas ce travers. Vos arrêts seraient des censures qui blesseraient beaucoup de personnes autour de vous, et tous pardonneront moins peut-être une blessure secrète qu'un tort que vous donneriez publiquement. Les jeunes gens sont sans indulgence, parce qu'ils ne connaissent rien de la vie ni de ses difficultés. Le vieux critique est bon et doux, le jeune critique est implacable; celui-ci ne sait rien, celui-là sait tout. D'ailleurs, il est au fond de toutes les actions humaines un labyrinthe de raisons déterminantes, desquelles Dieu s'est réservé le jugement définitif. Ne soyez sévère que pour vous-même. Votre fortune est devant vous, mais personne en ce monde ne peut faire la sienne sans aide; pratiquez donc la maison de mon père, l'entrée vous en est acquise, les relations que vous vous y créerez vous serviront en mille occasions; mais n'y cédez pas un pouce de terrain à ma mère, elle écrase celui qui s'abandonne et admire la fierté de celui qui lui résiste; elle ressemble au fer qui, battu, peut se joindre au fer, mais qui brise par son contact tout ce qui n'a pas sa dureté. Cultivez donc ma mère; si elle vous veut du bien, elle vous introduira dans les salons où vous acquerrez cette fatale science du monde, l'art d'écouter, de parler, de répondre, de vous présenter, de sortir; le langage précis, ce je ne sais quoi qui n'est pas plus la supériorité que l'habit ne constitue le génie, mais sans lequel le plus beau talent ne sera jamais admis. Je vous connais assez pour être sûre de ne me faire aucune illusion en vous voyant par avance comme je souhaite que vous soyez: simple dans vos manières, doux de ton, fier sans fatuité, respectueux près des vieillards, prévenant sans servilité, discret surtout. Déployez votre esprit, mais ne servez pas d'amusement aux autres; car, sachez bien que si votre supériorité froisse un homme médiocre, il se taira, puis il dira de vous:-«Il est très-amusant!» terme de mépris. Que votre supériorité soit toujours léonine. Ne cherchez pas d'ailleurs à complaire aux hommes. Dans vos relations avec eux, je vous recommande une froideur qui puisse arriver jusqu'à cette impertinence dont ils ne peuvent se fâcher; tous respectent celui qui les dédaigne, et ce dédain vous conciliera la faveur de toutes les femmes qui vous estimeront en raison du peu de cas que vous ferez des hommes. Ne souffrez jamais près de vous des gens déconsidérés, quand même ils ne mériteraient pas leur réputation, car le monde nous demande également compte de nos amitiés et de nos haines; à cet égard, que vos jugements soient long-temps et mûrement pesés, mais qu'ils soient irrévocables. Quand les hommes repoussés par vous auront justifié votre répulsion, votre estime sera recherchée; ainsi vous inspirerez ce respect tacite qui grandit un homme parmi les hommes. Vous voilà donc armé de la jeunesse qui plaît, de la grâce qui séduit, de la sagesse qui conserve les conquêtes. Tout ce que je viens de vous dire peut se résumer par un vieux mot: noblesse oblige!

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