Balançoire

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Certains réveils s'avèrent plus douloureux de d'autres. Naola, lorsqu'elle émergea, ne se souvenait pas des événements de la veille. Trop frais, trop difficiles pour que son cerveau les ait assimilés comme partie intégrante de son histoire.

Dans le demi-sommeil qui précède l'éveil, la jeune fille sourit, savourant le confort douillet de sa couette chaude, la tête enfouie dans l'oreiller qu'elle serrait comme autrefois elle tenait ses peluches tout contre elle.

La mémoire lui revint. D'un coup, comme une gifle qui la fit sursauter et se redresser dans son lit. Un cauchemar, espéra-t-elle sans conviction.

Elle se leva et descendit. La maison était parfaitement silencieuse. Les parents dormaient encore, rien d'étonnant à cette heure très matinale. Naola s'immobilisa à l'entrée du salon, tendue. L'aube grise filtrait par la baie vitrée mais ne dispensait qu'une faible lumière, laissant la pièce plongée dans la pénombre.

L'adolescente contourna le canapé avec beaucoup de soin, elle s'appuya contre la grande fenêtre et s'abîma dans la contemplation du jardin. La longue bande d'herbe parsemée d'arbustes et de massifs floraux s'achevait par une butte de terre surplombée d'un érable. Naola accrocha son regard sur la balançoire hors d'usage qui oscillait au gré de la brise. Le jeu pour enfant, aussi loin qu'elle se souvienne, avait toujours été là et, comme tous les objets immémoriaux, il était d'ordinaire invisible à ses yeux habitués. Ce matin-là, pourtant, elle s'y attarda. Elle ouvrit la baie vitrée, traversa les plates-bandes en frissonnant et s'assit avec précaution sur la vieille planche en bois.

La jeune fille peinait à mettre de l'ordre dans ses idées. Elle se sentait vide et aucune de ses pensées ne parvenait à raviver le moindre écho d'émotion dans sa poitrine. L'adolescente baissa les yeux sur ses bras, hérissés d'une forte chair de poule alors qu'elle n'avait pas l'impression d'avoir froid. Le sol défilait d'avant en arrière, au rythme du très lent va-et-vient de la balançoire.

Un homme était mort dans sa maison, hier soir, torturé en face d'elle. Elle avait beau se le répéter, cela lui paraissait toujours aussi irréel. Naola rejeta la tête en arrière, les yeux clos, et fit remonter les images du corps, le sang, les cris, sans provoquer plus de réactions qu'un vague malaise. Encore sous le choc.

« Naola ? »

L'adolescente sursauta et se tourna vers la voix qui venait de l'interpeller. Mme Kendel, la vieille voisine, l'observait par-dessus la haie de lauriers roses. Un filet d'eau sortait du concentrateur qu'elle tenait au creux de sa paume.

« Bonjour, madame Kendel.

– Eh bien, mon petit, voilà longtemps que je ne t'avais pas vue t'amuser ici ! Mais... tu vas bien ? Tu pleures ? »

Naola écarquilla les yeux et s'essuya les joues d'un revers de la manche. Le visage ridé et souriant de son interlocutrice s'était fermé et tendu. La vieille femme se pencha en avant et jeta un coup d'œil autour d'elles.

« Qu'est-ce qui t'arrive ? demanda-t-elle à mi-voix. Qu'est-ce qui s'est passé ?

– R... Rien, bafouilla la jeune fille. Je n'ai... rien. Je vais bien. »

Elle se releva précipitamment et recula de quelques pas sous l'air suspicieux de la voisine.

« Je dois y aller », trancha l'adolescente en tournant les talons.

Elle regagna l'abri de la maison, le cœur battant. « Je vais bien. » Qu'aurait-elle pu répondre d'autre ? Elle traversa le salon et se rendit directement à la salle de bains pour se passer de l'eau sur le visage. Son reflet lui renvoya l'image d'une gamine livide aux yeux rougis et aux traits tendus. Qu'est-ce que j'aurais pu répondre d'autre ?

Bienvenue au Mordret's Pub - Tome 1Where stories live. Discover now