Chapitre 4 ©

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-Tu étais où ? J'étais morte d'inquiétude Léa !, s'exclama Jana, son accent allemand trahissant l'angoisse qu'elle avait éprouvée.

-J'étais en soirée, j'en avais marre de t'attendre.

-Sans me demander la permission ?! Et surtout sans me prévenir ?!

-Tu m'as toujours appris à me débrouiller sans toi, pourquoi ça devrait changer ?

-Parce que tu es mineure !

-Plus pour longtemps !, répliqua Léa. Dans six mois à peine j'aurais dix-huit ans et je ferais ce que je veux frau Kommissar.

-Je t'interdis d'utiliser l'allemand pour me provoquer Léa. Tu vas me parler autrement, ton père et moi ne t'avons pas élevée de cette façon.

-Papa n'est plus là pour s'occuper de moi, alors laisse le tranquille.

-Il ne serait pas fier de savoir ce que tu es devenue !

-Et qu'est-ce que je suis devenue?! Sage es !

-Non !

-Tu n'assumes même pas tes pensées ! C'est lâche !

Le son d'une gifle monumentale se fit entendre. Léa porta la main à sa joue endolorie. Jana n'avait jamais levé la main sur elle. Remplie de colère, elle tourna rageusement les talons et claqua la porte de sa chambre. Sa mère, regrettant son geste, courut derrière elle mais elle ne fut pas assez rapide.

-Entschuldige ich mein Liebling, ich wollte dich nicht schlagen...

-Scher dich zum Teufel !

Jana ne préféra pas insister et repartit dans le salon, affligée par cette dispute. Léa, elle, se jeta sur son lit et mordit sauvagement son oreiller, les larmes coulant sur ses joues. Elle prit son portable et appella Gwendolyne. Sans surprise, elle tomba sur messagerie. C'était rare que son amie réponde le matin, elle préférait travailler. Léa décida alors d'écrire ce qui lui passait par la tête, ce qu'elle faisait souvent quand elle était en colère. La jeune fille sortit son journal secret de sous son lit -il était caché entre son matelas et ses lattes- et attrapa le premier stylo venu. Les mots s'enchaînèrent sur le papier. Elle écrivit pendant plusieurs minutes sans pause puis se relut :

J'en ai marre de maman. Oui, j'en ai marre. Elle n'est jamais là et dès que je fais un pas de travers elle ne peut s'empêcher de me hurler dessus. Elle n'a même pas vu que je fume, bois et me drogue, elle ne sait rien, pire encore, elle ne comprend rien. J'ai perdu cinq kilos depuis le début de l'été, je ne mange plus rien, elle ne le voit pas non plus. Et Lucas... Il ne fera jamais attention à moi de toute façon. Reviens papa, tu me manques. Tout était différent quand tu étais là, au moins j'existais pour quelqu'un. Hier, j'ai rencontré un garçon super. Il lui manque un parent à lui aussi, peut-être que de là où tu es, tu as croisé sa mère. Elle était formidable visiblement, ce sont toujours les meilleurs qui partent en premier. Et là, c'est la même question qui me ronge, pourquoi ? Pourquoi es-tu parti papa ? Pourquoi ne t'es-tu pas battu pour rester en vie ? J'ai besoin de toi, plus rien n'est pareil. Ca fait trois ans maintenant, trois ans et tu me manques toujours autant. Je sais que tu n'es pas fier de ce que je fais mais c'est la seule chose qui me transporte loin des soucis. J'espère qu'un jour je te rejoindrai, j'espère qu'un jour on se retrouvera papa, comme ça tu prendras de nouveau soin de moi. PS : si tu peux, dis à la mère de Thomas de veiller sur lui, c'est un garçon en or, il ne mérite pas de souffrir. Protège nous papa, je sais que tu le peux. Je t'aime et t'aimerai toujours, où que je sois.

Léa referma le petit carnet. Ces mots, elle les répétait inlassablement depuis la mort de son père. C'était vraiment à ce moment que tout avait changé, elle avait basculé et maintenant c'était trop tard, elle n'avait plus aucun moyen de se sortir de ça. Jamais elle ne pourrait en parler à sa mère, qui arrêtait des dealeurs et camés tous les jours. Jana ne comprendrait jamais comment sa fille avait fait pour tomber aussi bas, comment elle avait pu se mettre au niveau de la « racaille » du coin. Ce serait trop dur à admettre pour un flic que sa propre fille a besoin d'aide elle aussi. Un médecin ne peut admettre l'idée qu'un de ses proches tombe malade, c'était pareil pour les flics. Jana aurait surement l'impression d'avoir raté quelque chose, elle se morfondrait sur le fait de ne pas avoir été là, et puis recommencerait sans doute à ne pas se préoccuper d'elle, comme d'habitude. C'était toujours comme ça, aucune aide, aucun soutien, de l'absence, toujours de l'absence et des silences, toujours plus appuyés. Et si le silence se faisait définitif ? Et si Léa décidait de mettre fin à ses jours pour rejoindre son père qu'elle chérissait tant ? Que se passerait-il alors ? Quelqu'un s'en voudrait-il ? Manquerait-elle à quelqu'un ? Ou tomberait-elle dans l'oubli ? La jeune fille avait souvent eu envie d'en finir, mais quelque chose l'avait toujours retenue au dernier moment, celui où la lame de rasoir touchait sa peau ou la boîte de médicaments se trouvait dans sa main. C'est monstrueux n'est-ce pas ? C'est horrible de se dire qu'une adolescente, au tout début de sa vie puisse aller mal au point de ne pas vouloir continuer une existence peut-être plus heureuse par la suite ? C'est pourtant une cruelle réalité, de plus en plus présente. Qu'est-ce qui peut pousser un jeune au suicide ? L'effet de mode ou de réelles souffrances, bien souvent détectées trop tard ? Pourquoi tous ces ados en souffrance ne demandent pas d'aide. Peut-être par peur d'une réaction inappropriée, d'une incompréhension par exemple, ou de ne pas être pris au sérieux. Qui s'est déjà demandé ce que pouvait ressentir son ado ? Peu de parents le font, beaucoup considèrent que les adolescents ont la belle vie et tout pour être heureux. Et bien non. Certains souffrent, et bien souvent on ne s'en aperçoit que trop tard, quand le mal est fait. Ne jamais sous-estimer la souffrance et le mal-être d'un adolescent, ceci est la première chose qu'on devrait enseigner aux parents. Léa aurait aimé que sa mère fasse un peu plus attention à elle, peut-être que ça l'aurait empêchée de tomber dans des saloperies malheureusement bien plus fortes qu'elle. Au début, c'est juste un pétard et puis petit à petit, le cannabis prend la place de l'herbe basique et tout s'enchaîne, de plus en plus vite. Il faut toujours prendre quelque chose de plus fort pour pallier le manque. Et une fois que l'addiction est lancée, c'est la roue infernale qui est mise en marche. On ne contrôle plus rien, on ne peut plus rien arrêter. Se croire plus fort que le pouvoir addictif de ce genre de choses est une énorme connerie. On en veut toujours plus et on ne peut rien y faire. Léa regrettait énormément d'avoir commencé, mais maintenant elle savait que c'était trop tard. Pour arrêter, il faudrait fréquenter des services de déintoxication, mais elle ne voulait pas que sa mère soit au courant, elle n'avait pas envie de lire la honte et le mépris dans les yeux de Jana. Malgré tout la colère qu'elle éprouvait contre sa mère, la jeune fille l'aimait plus que tout. On n'a qu'une seule mère et il faut en prendre soin jusqu'à son dernier souffle, quand c'est possible. Léa avait beau maudire son travail, elle savait qu'elle avait encore la chance d'avoir une mère, ce qui n'était pas le cas de tous les adolescents. Alors elle essayait de réprimer sa colère, ce qui n'était pas chose facile. Les mêmes questions lui revenaient souvent en tête : Comment faire comprendre à Jana qu'elle avait besoin d'elle ? Comment lui faire comprendre que ses absences étaient lourdes à digérer ? Depuis trois ans, Léa essayait de lui faire capter l'idée par différents moyens : les sorties, les fugues, les cours séchés, mais rien n'y faisait. Elle ne récoltait qu'une petite leçon de morale et ça s'arrêtait là, sauf aujourd'hui où sa mère avait levé la main sur elle. Cela ne s'était jamais produit avant. Il y avait un pas de géant entre la gifle et le désintérêt quasi complet, un trop grand fossé. On était passé d'un extrême à l'autre en quelques minutes. Le changement était trop radical, trop brutal aux yeux de Léa et elle avait beaucoup de mal à l'accepter. Elle avait hâte que Lucas revienne pour lui en parler, bien qu'elle sache pertinemment qu'il ne lui accorderait pas l'attention qu'elle attendait. Des murs, c'était ce à quoi Léa était confronté depuis des mois. L'adolescente n'en pouvait plus de cette situation, il fallait vraiment que ça change. Elle se mit à contempler son plafond, en quête d'idées. Au bout de vingt minutes, elle se laissa emporter par un sommeil. Elle était loin de se douter que sa mère se posait les mêmes questions à quelques mètres seulement...

***

Jana se doutait bien que quelque chose n'allait pas depuis quelques temps. Submergée par son travail, elle avait la monstrueuse impression que la vie de sa fille lui échappait complétement. Léa était de plus en plus renfermée et de plus en plus agressive, comme si elle se défendait contre une chose ou une personne. Mais quoi ou qui ? Comment le savoir, telle était la question. Jana ne soupçonnait pas un seul instant que sa fille puisse se droguer, fumer ou boire, Léa avait toujours eu un comportement exemplaire. Meilleure élève dans tous les niveaux jusqu'à la quatrième, elle aimait travailler. Mais depuis quelques temps, les absences ou les retards au lycée s'accumulaient selon le proviseur. Jana s'attendait à ce que sa fille lui en parle d'elle-même, comme elle l'avait toujours fait mais rien ne venait. Pourquoi ? La pauvre mère ne comprenait pas. Elle et sa fille n'étaient plus aussi fusionnelles qu'avant. Cela l'attristait, mais elle s'était dit que Léa avait besoin de prendre ses distances, sans doute à cause de l'adolescence. Elle était bien loin d'imaginer la sombre vérité. Pour elle, Léa traversait une passe difficile, voilà tout. Cependant, quelques éléments commençaient à lui faire penser que c'était bien plus qu'une mauvaise période. Le style de Léa avait radicalement changé en trois ans. Le noir était omniprésent dans son armoire, les accessoires de style gothique aussi. Elle multipliait les mitaines avec des têtes de mort entre autres. Tout cela alarmait Jana, mais encore une fois, elle ne savait pas comment aborder le sujet avec sa fille. La teinture de cheveux de Léa, qui était passé de blonde à brune l'inquiétait également. Avec ce nouveau style, on donnait vingt-cinq ans à sa fille, et non les dix-sept qu'elle avait réellement. Pour essayer de comprendre, la flic parlait régulièrement à Gwendolyne, mais la jeune fille n'avait pas pu la renseigner. Gwendolyne aussi s'inquiétait pour son amie, qui se métamorphosait de plus en plus. Lucas, trop absorbé par ses cours de médecine, n'avait rien remarqué, ou du moins n'avait pas répondu aux questions de sa mère. Jana se retrouvait donc seule pour essayer de comprendre un mystère parfait. Comment parvenir à ouvrir le cœur de sa fille ? Elle n'en savait rien et ça lui faisait peur. En réalité, elle était terrifiée. Des jeunes gens, elle en croisait tous les jours, dans le cadre de son métier ou même dans la rue quand elle sortait, mais aucun ne lui semblait aussi renfermé que Léa. Soudain, une idée germa dans son esprit. Elle connaissait un psychologue, un ancien ami à elle, qu'elle avait connu pendant ses études. Elle se mit à chercher ses coordonnées partout dans les tiroirs, jusqu'à tomber sur ce qu'elle cherchait. Elle ne mit pas longtemps à trouver un numéro de téléphone sur internet. Ca faisait vingt ans qu'ils ne s'étaient pas parlé, peut-être ne la reconnaitrait-il pas. Le stress mêlé à la joie s'empara de Jana.

-Oui qui est-ce ?, demanda une voix masculine.

-Brandon ? C'est moi Jana. J'ai besoin de toi.

***

La flic et le psychologue se retrouvèrent à la terrasse d'un café, vingt ans plus tard. Jana le reconnut tout de suite, il avait le même blouson en cuir qui le rendait si charmant. Elle se leva pour lui faire la bise. Brandon était ému, cela se lisait sur son visage. Jana aussi était émue. C'était toujours un moment particulier de retrouver quelqu'un qu'on avait perdu de vue depuis de si longues années.

-Ca me fait plaisir de te revoir Jana..., murmura Brandon.

-Moi aussi tu sais.

Ils s'installèrent et commandèrent un café.

-Alors, qu'es-tu devenue en vingt ans ?

-Et bien j'ai évolué en commissaire de police et j'ai eu deux enfants. Et toi ?

-J'ai eu un garçon. Il s'appelle Thomas. Ma femme est morte il y a quelques mois.

-Oh... Je suis désolée.

-Il ne faut pas, tu n'y peux rien. Je suis revenu de New-York il y a peu de temps.

-Le temps passe vite. Quel âge a ton fils ?

-Il a dix-sept ans.

-Comme ma fille, Léa. C'est d'elle dont je voulais te parler.

Brandon eut un instant de reflexion, puis l'évidence le frappa.

-Je crois bien que j'ai déjà fait sa connaissance, déclara-t-il en souriant.

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"De l'autre côté... ©" première versionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant