Le coeur sous la cloche (Ludovic Klein)

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Dans un monde contaminé, comment peut-on expliquer à une enfant que les zones interdites doivent être respectées ? Là où la transgression des règles est mortelle, comment protéger l'avenir de l'humanité ? L'auteur nous propose à travers cette nouvelle de voir le drame futur de l'Homme par le prisme du drame intime d'une famille.

Le cœur sous la cloche

À tous ceux qui se reconnaîtront.


La petite fille marche sur la route goudronnée. C'est le début du printemps. Il y a un peu de vent, qui secoue les hautes herbes inaccessibles.

Elle a huit ans, habite à la campagne. Elle va à l'école. Elle fait bien attention à marcher tout droit. Tous les vingt mètres, un adulte se tient sur la chaussée, veille à ce que les écoliers suivent bien la route, et ne s'éloignent pas du bas-côté. Ils disent aux enfants : « Allez allez allez, on avance, un, deux, on suit bien la ligne ». Tous les adultes ont des casquettes, des gants blancs, et des bottes de chantier. Il n'y a aucune chance de s'égarer, de toute façon : le chemin est balisé, on a placé des plots routiers tous les dix mètres, à gauche, et à droite. On a également tracé à la peinture deux lignes blanches pour figurer un couloir.

Les autres écoliers, devant et derrière l'enfant, avancent en file indienne, leur gros cartable sur le dos, leur bob jaune sur la tête. La plupart des enfants sont un peu trop gros pour leur âge. La petite fille aussi.

Une fois, elle avait demandé à ses parents :

- Pourquoi on doit mettre ce chapeau jaune ?

Papa avait ignoré la question. Maman avait répondu :

- C'est parce qu'en hiver, les jours sont plus courts. Quand tu rentres de l'école, c'est déjà la nuit. C'est dangereux, avec les voitures. Mais le jaune se voit mieux quand il fait noir. C'est pour ça. C'est plus sûr.

- Mais on doit le porter même la journée ? Même en été ?

- Ça marche aussi le jour. Et puis, comme ça, on est sûr de ne pas oublier. Donc obéis bien à la maîtresse, et garde toujours ton chapeau sur la tête, pour que les voitures te voient bien et t'évitent. Fais-y attention. C'est important.

Le vent souffle doucement, s'attarde sur les pointes des graminées. Sur la gauche, le champ se balance mollement, comme une fourrure de chien qui s'ébroue. Et d'un seul coup, la bourrasque survient. Les bobs jaunes se soulèvent, mais ne quittent pas les cheveux : les jugulaires retiennent le couvre-chef. Seul le chapeau de la petite fille est emporté : il n'y a pas d'élastique. Comme un papillon couleur safran, il volette au-dessus de la route, et plonge dans les roseaux, à gauche, de l'autre côté.

La petite fille ne réfléchit plus. Oubliant toutes les consignes, elle s'élance. Elle franchit la ligne blanche entre deux plots, traverse la chaussée. L'adulte le plus proche fait : « NON ! N'y va pas ! » Mais elle entre déjà dans les roseaux, s'y enfonce. Elle ignore les innombrables panneaux et leurs symboles de mise en garde. L'homme la poursuit. Il tend la main. Il crie encore : « NON ! Reviens ! » La petite comprend qu'elle est allée trop loin. Elle ne devrait pas être là. Le danger s'y cache, invisible. Mais elle sent la caresse des tiges sur ses joues, la mollesse de la boue sous ses souliers. C'est frais sur la peau, et visqueux sous la semelle. Ça sent. Ça sent la terre. L'enfant fait un pas et son pied s'enfonce. La vase lui arrive jusqu'aux chevilles. Elle manque de tomber, se rattrape, sent son jouet électronique porté en pendentif rebondir contre sa poitrine. Elle parvient à se saisir de son chapeau à terre, le serre contre sa poitrine. Aussitôt, deux mains rudes s'abattent sur ses épaules. On la force à se retourner. Elle tombe nez à nez avec un visage d'adulte ridé, plissé, convulsé, rougeoyant.

L'Homme de demainWhere stories live. Discover now