— ... aidez-moi !

Le sorcier fixait Osbern, stupéfait. Face à son expression meurtrie, il sentit son courage le quitter. Devait-il choisir ? Lui ? Pendant un instant, ce fut trop. La colère le submergea à son tour, il jeta un coup d'œil au seigneur Asgeir avant de s'apercevoir que celui-ci attendait également une réponse.

Finn se mit à réfléchir. Tenter de stopper la transformation de la bergerette, c'était de la folie. Pourtant, une part de lui espérait qu'il essaye, car jamais un tel pari ne lui avait été lancé. Ce fut la curiosité qui le poussa à choisir, et aussi la crainte du regret. S'il ne se risquait pas dans ce défi, il y songerait sans doute à vie.

Il se leva. Des regards incrédules et révoltés se jetèrent à lui. Mais il passa au travers et rejoignit le Chef et sa protégée. Devant cette hérésie, sir Holm se montra plus récalcitrant encore : il jurait et apostrophait son seigneur avec hargne, un doigt incriminateur pointé sur le sorcier. Deux soldats s'étaient approchés de lui, mais Finn n'aurait su dire si c'était pour l'épauler ou pour le surveiller. La bergerette, quant à elle, hurlait d'une voix brisée et inhumaine par-dessus les invectives, maîtrisée à grande peine par les bras qui l'enserraient. Le sorcier éprouva un vif dégoût pour sa peau noircie et son visage cadavéreux. Il n'était plus très sûr d'être face à une enfant, tant ses traits exprimaient une horreur qui dépassait largement ce à quoi ils assistaient. Contre toute répugnance, il posa une main sur le ventre de la jeune fille et libéra tous ses sens. Ce qu'il découvrit lui retourna le cœur, et son malaise n'échappa pas aux autres. Osbern redoubla ses suppliques tandis que le chevalier entamait une véritable harangue.

— C'est fini, s'égosillait-il, laissez-la-moi !

Finn se tourna vers un guerrier. Il le reconnut car c'était celui qui avait chevauché avec la bergerette. Il lui demanda de venir et d'aider son Chef à la contenir, car à son étonnement grandissant, celui-ci peinait de plus en plus à la retenir. Le guerrier s'approcha et agrippa ses jambes, fléchit ses genoux et, d'un tour de bras, les maintint plier et dans l'incapacité de se démener. Lui aussi sembla surpris par la force qu'il devait déployer pour l'immobiliser. Le sorcier comprit qu'il n'y avait plus beaucoup de temps avant qu'elle ne cède complètement à la transformation. À dire vrai, ce qu'il avait décelé dans l'abdomen de la bergerette l'alarmait profondément.

D'une nature qu'il n'aurait jamais pu concevoir et qui, pourtant, ne pouvait relever que d'un seul et même concept, l'artifice qui rampait sous sa peau contaminait son sang et faisait pourrir son humanité à une vitesse inquiétante. Cette abomination irréductible, ce fluide de mort qui investissait son corps, il ne le reconnaissait que trop bien, et ce malgré une défiance justifiée. Il en avait eu l'intuition lorsqu'il s'était approché du revivant. À présent, c'était une certitude qu'il avait du mal à accepter.

Il eut une idée, une idée un peu folle.

Sous les regards angoissés de tous les hommes de guerre, il entama une récitation à pleins poumons. Sa voix grave composa un sort lesté de complaintes et de commandes autoritaires. Lorsqu'il eut tissé un impératif assez puissant, il saisit d'une main impitoyable la cage thoracique de la petite bergère au niveau du diaphragme et apposa son sceau à l'intérieur.

Il faisait noir. Les hululements s'étaient éraillés, cependant ils persistaient à déchirer la nuit de leur misère. Un martèlement discret avait joint son rythme aux doléances, un son à la fois net et lointain. D'une masse et d'un burin, quelqu'un gravait la pierre du nom des morts, aux abords du village. Le sorcier ne dormait pas, il n'avait pas même songé à s'allonger. Ses yeux fendaient les ténèbres de la mansarde ; là, sur leur toile obscure, il voyait autre chose.

Un ciel blanc, brûlant comme une flamme, et l'air glacé par les aiguillons de la bruine, corrodaient sa vision. La fraîcheur pénétrante sapait toutes ses forces et celles des survivants. Finn regardait la forêt, plus dérouté qu'il ne l'avait jamais été. Devant lui et au su de ses sens entraînés, la Frontière s'élevait à nouveau. Il n'avait pas même senti son retour. Simplement, elle se tenait là comme avant, dans la plus parfaite indifférence. Le seigneur Asgeir hocha la tête lorsqu'il lui apprit la nouvelle, mais comme le sorcier, il avait l'air frustré.

La Légende de Doigts GelésWhere stories live. Discover now