Chapitre 29

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J'étais dans le car qui me ramenait du lycée, la tête tremblotant contre la vitre telle un mixeur de fruits et légumes. Je rêvassais, et lorsque des cris venant du fond m'interrompaient, j'en profitais pour replacer quelques mèches de cheveux derrière mes oreilles afin de regarder défiler la forêt hantée sous mes yeux à demis-clos. Parfois je croyais entrevoir une ombre qui m'observait d'entre les arbres, mais elle disparaissait bien assez tôt. Le paysage semblait s'en aller à contre-courant et moi j'avançais. J'avais l'impression d'aller tout droit dans le mur. J'étais la seule à prêter attention à ce qu'il se passait dehors, et j'étais aussi la seule à m'attrister de la volatilisation de cette nature à la fois si familière et inconnue. Les autres s'en fichaient bien, le car les ramenait chez eux. Moi, il me déposerait devant ma maison. Une maison. Dans laquelle je ne me sentais pas vraiment à ma place. Ce n'était pas tant de sa faute, c'était un tout. Ma vie, les gens que je fréquentais, les lieux que j'habitais... Tout ça ne rimait à rien. Il s'agissait-là d'un mystère que j'étais dans l'incapacité de résoudre. Un gros point d'interrogation au milieu de nulle part.

Une 207 noire nous doubla, à ce moment-là un animal surgit de la forêt. La voiture freina mais ne put l'éviter. Elle percuta également le car, puis un camion venant de la voie opposée.

Après le trou noir, la chute et le presque-arrêt-cardiaque, je me réveille enfin. Ce cauchemar a été trop long. Trop horrible. C'était une torture infligée par moi-même. Je n'en pouvais plus et en même temps je m'efforçais de poursuivre, comme si à la fin j'allais trouver la clef. Comme si à la dernière seconde, les choses allaient s'arranger.

Au final non. C'est une fatalité. Il en est ainsi à chaque fois.

Tout est encore sombre dans ma cabine, mais une lueur y pénètre par l'encadrement de la porte. J'allume la lampe à huile comme me l'a appris un des pirates, prenant garde à ne pas commettre d'erreur risquant de nous bruler vif, moi, le bateau et tout l'équipage. Je reste assise au centre de mon lit, pareille à un conducteur un peu perdu au beau milieu d'un carrefour. J'observe les meubles en bois rongé, le sol encrassé, le miroir fendu et tâché et les quelques objets de décorations tout poussiéreux. Je pourrais m'y sentir chez moi s'il n'y avait pas cette saleté. Ici tout est ancien et chaque chose à sa valeur. Ça me plait davantage que ma maison, le Paradis ou le petit appartement de New York.

Je repense à mon cauchemar. Ma seule inquiétude est que ce soit un rêve prémonitoire. J'essaye de fouiller dans ma mémoire pour y déceler des indices quant à ce que pourrait signifier mon sentiment de perdition, le souvenir de ma maison, le car et cette 207 noire. Y-a-t-il un quelconque rapport avec l'accident de Kingston ?

Mon dieu, trop de gens meurent, trop de choses horribles surviennent alors que je suis plongée dans un rêve éveillé depuis quelques mois. La réalité me fait signe. Pour ne pas que j'oublie qu'elle sera toujours partiellement là elle frappe fort de temps à autres, lorsque je m'y attends le moins. C'est ça la vie. Ça te laisse gérer, ça te donne l'impression que c'est ta vie et que tu peux faire ce que bon te semble, et puis un jour ça tue la personne à qui tu avais prévu de rendre visite le lendemain, et ça te rappelle qu'elle peut contrecarrer n'importe lequel de tes projets.

J'hésite à m'aventurer hors de ma chambre, d'abord je recherche un peu de calme et de réconfort. Je me blottis sous mes draps jusqu'à ce que la chaleur me fasse réagir. Ensuite je me rends présentable et monte sur le pont. Le navire est en éveil, quelques membres de l'équipage observent la mer, une main en visière et l'autre tenant fermement d'épaisses cordes sûrement chargées de maintenir les voiles. Je n'y comprends pas grand-chose à tout ce charabia. Il y a des tas de poulies qui font coulisser des cordes qui s'éparpillent dans tous les sens, vers chacune des parties du navire, vers chacune des voiles. Comme si celles-ci avaient toutes un rôle bien à elles, une destination où elles seraient aptes à nous mener. Comme si les cordes étaient des chemins et les voiles des tapis volants.

Ombre & Lumière Tome 2 - La Cascade d'Entre les MondesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant