SAUVAGES

𝟸𝟷 - 𝙻𝚎𝚜 𝚎𝚡𝚌𝚎𝚙𝚝𝚒𝚘𝚗𝚜

[chapitre très long]

𝐑𝐨𝐬𝐞.

— Comment tu te sens ? me demande Winny voyant mon silence s'éterniser et que seuls les sons du moteur et de la climatisation lui tiennent compagnie durant ce long trajet.

— Honnêtement ? répliqué-je sans quitter la route qui défile devant nous des yeux, hypnotisée par la bande centrale jaune.

— Si possible, oui. C'est toujours plus agréable d'entendre la vérité que le mensonge, tu sais.

Si elle savait à quel point je rêve de l'entendre, la vérité dont l'absence emplie ma tête jour et nuit.

— À chaque fois que j'ai l'impression que je vais forcément me rapprocher d'eux, je m'en éloigne. Je ne retrouverai jamais d'où ils venaient...

Une émotion que je n'arrive pas à réprimer me monte aux yeux en me tordant le ventre. La main droite de mon amie vient enlacer la mienne en guise de soutien. Elle est chaude et douce, se veut réconfortante, donneuse de forces, aussi. L'espace d'une fraction de seconde, je jure ressentir celle de ma mère à la place de la paume de Winny. Elle capte mes sanglots que je ravale pourtant et décélère tout en mettant un peu plus de pression sur sa prise. Si je me concentre bien, je suis convaincue de pouvoir respirer le parfum de Maman, celui qui flottait partout dans la maison et que même ses plus merveilleuses pâtisseries ne pouvaient recouvrir.

Ma mère détesterait ce que je suis en train de faire : chercher son passé. Je ne voulais pas, avant, mais à présent quelque chose me pousse à fouiller dans ce qu'elle et mon père ont toujours tu. Je crois avec conviction qu'il n'y a pas de hasard. Une même photo m'a menée deux fois aux Etats-Unis, dans ce trou encombré de bikers et de grosses motos. Ce bled rocailleux où j'ai découvert une population précieuse, enclavée entre terre et collines, lacs et vallées, aux traditions bien à eux et pourtant plus connectée à la modernité que ce que je l'aurais cru de prime abord.

La première fois, je suis venue en pensant rencontrer ici les années cachées d'Ashton et pouvoir débusquer où ça a foiré pour en arriver à la mort de mes parents. Je suis partie avec la certitude de ne jamais remettre les pieds ici, et que lui n'y avait jamais mis les siens.

Mais me revoilà.

La deuxième fois était un signe, le bon : c'est arrivé juste avant que Roméo ne manigance de mettre à exécution sa menace de faire interner « pour mon bien ». Je devais partir : l'album photos de mes parents m'a montré où aller, quoi faire en attendant le retour de celui qui joue les fantômes depuis début janvier. Huit mois sans eux, sans lui ; seule avec mes questions, mes doutes et mes peurs. Mes éternels pourquoi. Auront-ils un jour une réponse ? J'ai bien envie de me répondre moi-même : « j'ai toute la vie devant moi pour faire ce puzzle qui semble avoir mille et une pièces, dont certaines doivent encore être trouvées. Je me sens comme projetée dans un Cluedo grandeur nature, un Escape Game trop alambiqué pour moi. J'ai compris le lien avec Canyon et je ne croyais pas qu'il serait si compliqué de retrouver mon père par les quelques établissements scolaires avec lesquels la Scierie a une convention.

Quant à Naya, elle n'a pour le moment rien trouvé de son côté non plus. Mais elle s'était montrée honnête dès le départ : je cherche à l'œil nu et depuis l'espace deux microbes dans une botte de foin. Elle m'a dit que pour Ashton et puisqu'il est né en France, il y avait peu de chances qu'elle découvre quoi que ce soit sous le drapeau aux cinquante étoiles, même avec une photographie pour l'identification faciale par un logiciel fédéral. Pour mes parents, cela peut apparemment mettre des semaines pour que l'informatique scanne des millions d'infos dans sa toile interne, mais pour trouver, encore faut-il qu'ils aient été portés disparus. Ou qu'ils ne soient dans aucun programme de protection. Si tel est le cas, on risque tous d'avoir des problèmes pour avoir lancé quelque chose qu'on n'aurait pas dû. Pourtant elle l'a fait, et elle m'a dit qu'elle comprenait mon besoin de me raccrocher au moindre grain de sable qui me donnera l'impression d'être plus près d'eux.