Partie 1 sans titre

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Je m'appelle Etarrel. Je suis de celles et ceux qui vivent au milieu de tout mais que personne ne voit, à qui personne ne parle, dont personne ne se souvient vraiment. Je peux voir en tournant sur moi-même que je suis entourée de milliards d'autres individus comme moi, et je me demande constamment si eux aussi, malgré leurs beaux atours, malgré tous ces tours et beaux sourires qu'ils affichent pour se montrer sous leur plus beau jour, se sentent aussi seuls.

Oh, je sais bien que je ne suis pas des plus belles, je n'ai pas de belles formes bien rondes, je suis plutôt petite, et le seul bijou que j'ai en ma possession pour essayer de relever un peu mes traits n'est qu'une pâle perle esseulée, entre le gris et le blanc, qui devient presque transparente à la lumière du jour... Malgré tout, je doute qu'elle soit d'une grande valeur, sinon sentimentale. D'aussi loin que je me souvienne, j'ai en effet toujours porté cette perle sur moi, comme un cadeau de naissance de la part d'une mère ou d'un père que je n'ai jamais connu... C'est devenu comme un grigri pour moi, un porte-bonheur ; un petit bijou que je fais tourner pour en admirer les reflets quand je me sens un peu seule... C'est-à-dire à peu près tout le temps.

Je ne peux cependant m'empêcher de jalouser ces dames qui possèdent tant de parures différentes qu'elles pourraient presque en changer chaque jour.

J'ai souvent la sensation de n'être qu'une petite goutte d'eau au milieu d'une immensité, une parmi d'innombrables autres gouttes d'eau. C'est sans doute là la raison pour laquelle j'ai cet attirance particulière pour la couleur bleu, que je porte sur moi à peu près tous les jours. Bien qu'elle me rappelle que je ne suis qu'une parmi des milliards dans un océan immense, elle me montre aussi que je fais partie d'un tout, d'une communauté qui ne serait pas cette même communauté si je n'en faisais pas partie, et ce peu importe que ma présence passe inaperçue. Oh, je ne doute pas que la vie des autres continuerait de tourner, que l'univers irait toujours rond si je n'étais pas là, mais n'y pouvant rien changer, je me contente de rester à ma place et de me dire qu'il serait différent si je disparaissais.

J'ai souvent entendu parler de celles qui un beau jour ont décidé de prendre leur vie entre leurs mains et s'en sont allées au devant de l'inconnu, se sont détachées de tout ce qu'elles connaissaient. Il m'est arrivé d'en rencontrer, mais je n'ai eu à chaque fois que le temps d'échanger quelques sourires avec elles avant de les voir continuer leur chemin, radieuses et illuminant l'espace sur leur chemin. Comment aurait-il pu en être autrement ? Pourquoi voudrait-on s'arrêter et rester indéfiniment avec quelqu'un que l'on connaît à peine et qui vraisemblablement compte rester sur ses positions et continuer de tourner dans le même quartier ? Lorsqu'on rêve d'aventure, ce n'est assurément pas le genre de personne vers qui l'on va se tourner... Me ferais-je vieille ? Serait-ce là la raison pour laquelle je ne peux me résoudre à tout abandonner ? Il paraît que plus le temps passe, plus il est difficile de se détacher et d'arrêter de tourner en rond.

Et je me sens si vieille... comme si j'avais vu passer des milliers d'années, comme si j'avais été témoin de trop de retournements dans ma vie, et que tous ces changements m'avaient épuisés... Je suis las, comme un soldat après avoir vécu la guerre, fatiguée d'entendre les coups de feu et d'avoir la sensation d'être trouée de part en part par les balles qui ne cessent de pleuvoir ; j'ai l'impression d' avoir vécu des centaines si ce n'est des milliers de combats et que ça ne finira jamais...

Je suis malade. A force de tourner en rond au même endroit, je commence à avoir mal au cœur. J'ai mal partout, comme si l'on m'avait rouée de coups, je tousse comme un fumeur sans pourtant avoir jamais fumé, et je sens que mes fonctions vitales me quittent peu à peu, comme si quelqu'un s'amusait à m'enlever un à un chacun de mes organes.

Et pourtant, bien que tout mon être me laisse penser le contraire, je suis encore si jeune. J'en connais d'autres bien plus vieilles que moi, certaines ayant vécu jusqu'à 5, 6 voire 10 fois mon âge. Alors pourquoi ai-je le sentiment d'être si vieille et fatiguée ?

Il m'arrive souvent d'observer mes voisines. Toutes deux à peu près du même âge que moi, presque le même gabarit, elles ont pourtant l'air tellement plus en forme ! Quand je les croise, je ne peux m'empêcher de toujours me tourner et me retourner pour les regarder encore. Elles sont si gracieuses, comme je les envie ! Elles ne paraissent pas porter le poids que je porte, ne semblent pas abattues par des années de services.

Mais au juste, service de qui ? Je me sens telle cette esclave ayant servi trop longtemps un maître égoïste et cruel, qui n'aurait cure de ma santé et irait puiser jusqu'au fond de mes ressources, et ce jusqu'à ce que, vide et déshydratée, je m'effondre à ses pieds. Que fera-t-il ensuite ? Partira-t-il à la conquête d'une autre esclave à asservir ? S'arrêtera-t-il jamais ?

Je divague... Et pourtant cela me semble si réel : je n'ai jamais vu ce maître qui me ploie, mais je le sens si vrai, si présent autour de moi. En moi.

Peut-être ne suis-je pas loin de la vérité : tous ces picotements que je ressens sur ma peau, ces douleurs par-ci, ces chaleurs par-là, ne serait-ce pas mille millions de petits êtres s'agitant dans mon corps, grignotant lentement tout ce qui fait de moi ce que je suis ? Et si le maître dont je suis l'esclave n'était pas un mais des milliers, et non pas autour de moi mais bien à l'intérieur? Huit milliards de petits êtres tirant sur ma peau, puisant mon sang, perçant mes muscles fatigués comme pour atteindre mon cœur brûlant ?

Que puis-je faire pour survivre ? Y a-t-il un combat à mener ? Je ne veux pas me détériorer ainsi.

A partir de ce jour, moi, Etarrel, je déclare que chacune de mes révolutions quotidiennes- puisque c'est ainsi que certains appellent ces tours que je fais sur soi-même- me rapprochera un peu plus de ma grande Révolution. Et peut-être qu'au fil de mes humeurs saisonnières et de mes balades autour du soleil, ces milliards de petits maîtres comprendront que sans moi ils ne sont rien et que mes ressources ne sont pas éternellement renouvelables. Peut-être alors mon véritable nom leur reviendra-t-il en mémoire et avec lui l'amour qu'il avaient pour moi.. ? 

Tout le Monde me Connaît, Personne ne me VoitWhere stories live. Discover now