Chapitre 8

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- Comment tu t'appelles ?

Ross a toujours été froid mais là, il est carrément glacial. On dirait qu'il ne ressent rien.

- Va te faire...commence l'homme-tigre.

Mon coéquipier lui écrase la gorge du talon, et sa phrase s'achève sur un gémissement étranglé.

- Je répète ma question. Comment tu t'appelles ?

- J'dirai rien.

Ross se penche en avant, augmentant la pression sur la trachée du zoonite.

- Pitié ! Ils me tueront si je parle !

- C'est moi qui vais te tuer si tu ne parles pas.

L'homme secoue la tête. Ses yeux brillent de terreur. Aussi menaçant que soit mon coéquipier, il a de toute évidence plus peur de ses patrons.

Pourtant...il a volé la mallette. Il les a défiés.

Quelque chose nous échappe. Et j'ai un moyen de découvrir quoi.

A peine cette idée m'a-t-elle traversé l'esprit que je me sens flancher. Un souvenir s'impose à moi.

La dernière fois que j'ai utilisé mon pouvoir, j'avais quatorze ans.

Le Prof et moi sommes attablés dans la petite cuisine de notre appartement, situé juste au-dessus de son atelier. Cela fait sept ans que nous y vivons-sept ans que le cauchemar du projet Akhilleús s'est achevé. Il travaille comme mécano, et gagne juste assez pour nous faire vivre tous les deux. Je ne suis pas inscrite à l'école, c'est lui qui me donne des cours. Il m'a appris à réparer presque n'importe quel moteur de n'importe quelle navette, et je l'assiste dans son travail. A part quand il m'envoie acheter du matériel, je m'éloigne rarement de chez nous. Ça me va. Mon existence n'a jamais été aussi paisible, aussi agréable, et je voudrais qu'elle continue ainsi pour toujours.

- T'as de la sauce tomate sur le menton.

Il sourit, essuie la tâche.

- Qu'est-ce que je ferais sans toi, Cass, me remercie-t-il.

Cass. C'est lui qui a commencé à m'appeler comme ça, peu après la fin d'Akhilleús.

- Il te faut un nom, m'a-t-il dit. 55, c'est pas un nom, ça.

- Cass...à quoi tu penses, ma petite Cassie ?

Sa question me ramène au présent. Je souris.

- Rien d'important.

Je m'attends à ce qu'il laisse tomber, mais il se penche vers moi par dessus ses pâtes. Une lueur brille dans ses yeux, derrière ses épaisses lunettes-une lueur qui m'effraie.

- Dis-moi...est-ce que parfois, des choses...inexpliquées se produisent ?

- Des choses inexpliquées ?

- Est-ce que tu entends des...comment dire...des paroles que les autres n'entendent pas ? Ou peut-être que se sont des images, qui apparaissent d'un coup dans ton esprit ?

Je me raidis. Mon cœur s'emballe. Je sais de quoi il parle, et je sais aussi que je ne dois pas le lui montrer. J'éclate d'un rire forcé.

- Toi, lancé-je, tu as bu quelque chose.

Il sourit, revient à son plat. L'éclat déçu qui traverse son regard ne m'échappe pas, cependant.

Et tout à coup...j'ai envie de le lui dire. Envie de lui parler de cette chose dans ma tête, cette chose qui lutte en permanence pour s'échapper. Je voudrais lui confier la crainte qu'elle m'inspire.

Le Prof m'a élevé comme sa fille. Il m'a appris à lire, à compter, a séché mes larmes et m'a bordée quand j'étais malade. Il est le seul à avoir jamais pris soin de moi, à m'avoir traitée comme un être humain.

Je peux lui faire confiance.

J'ouvre la bouche ; m'arrête juste à temps. Il me jette un regard interrogateur. J'improvise, pose ma main sur la sienne.

Alors, la chose dans mon esprit s'éveille. Pour une fois, je ne cherche pas à l'arrêter. Elle enfle, s'agite, puis elle perce la barrière de mon crâne et se glisse dans le sien.

Les souvenirs défilent. Je les connais, ces images, je les ai vécues, et pourtant elles sont différentes. Je ne les vois plus depuis mon corps, mais depuis le sien. Sept ans de vie commune, à travers ses yeux à lui.

J'entends les questions qu'il se pose. Ses stratégies, ses calculs, sa manière de m'observer, en permanence, de guetter les indices. De guetter mon pouvoir. Je me vois comme il me voit, comme il m'a toujours vue : un rat de laboratoire.

Et je perçois son impatience grandissante. Sa conviction que je lui cache des choses.

Il en a marre de me choyer. Il est temps de passer à l'étape suivante. De reprendre les expériences.

Je retire ma main. Les images disparaissent, je suis de retour dans mon corps.

Il y a une part de moi qui voudrait se rouler en boule par terre et pleurer. Une part de moi qui vient de perdre tout ce en quoi elle croyait, la seule personne à laquelle elle tenait.

Et puis il y a l'autre. Une fille au cœur dur comme l'acier, forgée par la douleur sur une table d'opération. Une fille qui ne lui a jamais vraiment fait confiance-qui est incapable de faire confiance à qui que ce soit.

C'est cette fille là qui trouve la force de le regarder dans les yeux et de lui dire :

- S'il se passait quoi que ce soit d'étrange, tu sais bien que je te le dirais, Prof.

- Bien sûr, ma petite Cassie.

Il sait que je mens. Je le vois dans ses yeux. Alors, cette nuit là, je vole une des navettes qui attendent dans le garage et je pars.

Le lendemain, j'atterris sur Zanko 10.

Un cri de douleur me ramène au présent. Ross vient de tirer une autre balle dans la jambe du zoonite.

- Je vais te le demander une dernière fois...

Je m'interpose.

- Arrête.

Mon coéquipier me jette un regard furieux.

- Qu'est-ce que tu fiches, Jackson ?

Jackson. Le nom manque de me faire perdre de nouveau mes moyens. Mon patronyme, donné par l'homme qui m'a élevée et menti pendant sept ans. Chaque fois que je l'entend, je me demande pourquoi je l'ai conservé.

Je secoue la tête, chasse le Prof de mes pensées.

- Tu n'arriveras à rien en le frappant. Laisse-moi faire.

- Comment ?

Je sais qu'il faut que je lui explique, mais tout mon corps se rebelle à cette idée. Je garde ce secret depuis mes sept ans, et lui, je le connais à peine-sans même parler du fait qu'il a essayé de me tuer. Mais si je veux comprendre pourquoi le logo d'Akhilleús se trouve sur ces seringues, je n'ai pas le choix. Je prends une grande inspiration, et lui avoue :

- Je suis télépathe.

Je m'attends à tout. Qu'il me rie au nez. Qu'il me dise que je suis folle. Qu'il m'assomme et aille me vendre au plus offrant. Des milliers de fois, j'ai imaginé ce type de réactions, seule la nuit, fixant le plafond sans pouvoir dormir. Des milliers de fois, j'ai imaginé des gens réduire ma vie à néant parce que je le leur aurais dit la vérité, comme le Prof était prêt à le faire.

Mais lui, il me regarde de ses yeux gris, impassible comme toujours, et il me fait la seule réponse à laquelle je n'ai jamais pensée :

- Je suis un robot.

Cass (sf/romance)Where stories live. Discover now