Lire Dororo (Osamu Tezuka, 1967-68) en édition Prestige (Delcourt, 2021)

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Le 3 Février 2021, dans la foulée des rééditions lancées en 2018 par Delcourt/Tonkam pour les 90 ans de la naissance de l'auteur, paraissait le premier volume de l'édition prestige de Dororo (Osamu Tezuka, 1967-68). La quête de Hyakkimaru, à la recherche des 48 parties du corps qui lui ont été volées par des démons à la naissance, et de Dororo, l'orphelin qui l'accompagne, était déjà publiée en quatre volumes chez Delcourt depuis 2006. Si elle ne présentait pas une œuvre inédite, la nouvelle édition avait l'avantage d'être collector : un bel ouvrage au format A5, au papier épais et à la couverture cartonnée, comblant majestueusement le manque d'une édition récente. Un acheteur s'en est saisi en librairie avec enthousiasme. Pourtant, après ça, l'ouvrage est resté prendre la poussière pendant plusieurs mois sur une pile de livres non lus, passant derrière d'autres ouvrages obtenus entre-temps. Comment expliquer ce revirement ? Pourquoi une œuvre, d'abord achetée avec plaisir, est devenue progressivement une charge de lecture que l'on remet à plus tard ? Nous ferons l'hypothèse que cela tient d'un décalage une intention de lecture plaisir, à l'attention esthétique faible, et l'édition elle-même, qui construit du white cube incitant à une attention esthétique forte.

Dans quelle mesure l'édition prestige de Dororo met-elle en tension deux modes de lecture, et à quelle type de public s'adresse-t-elle finalement ?

Dans un premier temps, nous montrerons comment l'édition prestige crée du white cube, en invitant à une relation dépragmatisée et à une valorisation de l'auteur comme avant-gardiste. Puis nous étudierons la position, opposée, d'une lecture légère et d'une appropriation subjective. Enfin, nous analyserons la difficulté à classer Dororo comme objet de haute-culture, pop ou sous-culturel, et nous interrogerons le « bon goût pop » mis en scène par cette édition.

Comme l'a montré Emmanuel Souchier dans ses divers travaux, un texte ne paraît jamais de manière neutre au lecteur, car il est façonné par une énonciation éditoriale à tous les niveaux : de la forme du livre au paratexte et au texte lui-même. Dans le cas de Dororo, l'édition prestige revendique son travail formel, et veut persuader le lecteur qu'il a affaire à un « bel objet ».

Le dossier est introduit comme « un florilège des plus belles ouvertures de chapitres parues dans des magazines de prépublication, ainsi que des pages couleur de publicité pour l'animé, suivi de couvertures du Weekly Shônen Sunday. » C'est le seul moment, dans l'ensemble de l'édition, où le contexte de publication original du manga (paru en feuilleton durant un an, aux-côtés de 13 autres séries, dans le Weeky Shônen Sunday) est mentionné ; mais le superlatif « des plus belles » et le nom « florilège » impliquent un registre est poétique. C'est le même procédé que lorsque, dans Le paysan de Paris (1926), Louis Aragon met en scène une errance dans les rues de Paris et reproduit, dans le texte poétique même, des publicités. Ces énoncés perdent toute visée informationnelle en étant lus dans un recueil de poésie, et deviennent poétiques. Ainsi, comme l'explique Jean-Marie Schaeffer dans Adieu à l'esthétique (2000), un objet est « artistique » lorsqu'on a envers lui une relation dépragmatisée, c'est-à-dire une relation qui n'est pas guidée par un intérêt direct. En réalité, les publicités pour l'anime et les couvertures de chapitre de Dororo ont une visée pragmatique : celle d'inviter à lire ou à regarder la série. Or, pour en faire des objets d'art, il suffit de les extraire de leur contexte d'origine et de privilégier une relation dépragmatisée : elles sont alors valorisées pour leur beauté. Par ailleurs, l'édition prestige a une couverture plus élaborée que la première édition du manga chez Tezuka : si la première avait, sur sa couverture, uniquement un personnage détouré sur fond de couleur uni, la nouvelle couverture comporte un arrière-plan blanc et bleu, les personnages étant centrés et encrés en gris foncé. Cette mise en page est en harmonie avec les autres couvertures de la « collection Tezuka » : Ayako (1972-73), L'histoire des 3 Adolf (1983-85), La vie de Bouddha (1983-84) ; parmi d'autres séries de l'auteur, sont publiées dans cette « collection prestigieuse » lancée en 2018, et dont les couvertures comportent généralement un fond coloré, une image bicolore qui contraste avec celui-ci ; un titre inscrit en grand dans le bas de la page, avec « Osamu Tezuka » au-dessus et un bandeau « Intégrale » en-dessous.

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