UNE PENSION BOURGEOISE (partie 09)

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– Peste ! quel homme ! se dit Rastignac en voyant le bras nerveux du vieillard qui, à l’aide de cette corde, pétrissait sans bruit l’argent doré, comme une pâte. Mais serait-ce donc un voleur ou un recéleur qui, pour se livrer plus sûrement à son commerce, affecterait la bêtise, l’impuissance, et vivrait en mendiant ? se dit Eugène en se relevant un moment. L’étudiant appliqua de nouveau son œil à la serrure. Le père Goriot, qui avait déroulé son câble, prit la masse d’argent, la mit sur la table après y avoir étendu sa couverture, et l’y roula pour l’arrondir en barre, opération dont il s’acquitta avec une facilité merveilleuse. – Il serait donc aussi fort que l’était Auguste, roi de Pologne ? se dit Eugène quand la barre ronde fut à peu près façonnée. Le père Goriot regarda tristement son ouvrage d’un air triste, des larmes sortirent de ses yeux, il souffla le rat-de-cave à la lueur duquel il avait tordu ce vermeil, et Eugène l’entendit se coucher en poussant un soupir. – Il est fou, pensa l’étudiant.
– Pauvre enfant ! dit à haute voix le père Goriot.À cette parole, Rastignac jugea prudent de garder le silence sur cet événement, et de ne pas inconsidérément condamner son voisin. Il allait rentrer quand il distingua soudain un bruit assez difficile à exprimer, et qui devait être produit par des hommes en chaussons de lisière montant l’escalier. Eugène prêta l’oreille, et reconnut en effet le son alternatif de la respiration de deux hommes. Sans avoir entendu ni le cri de la porte ni les pas des hommes, il vit tout à coup une faible lueur au second étage, chez monsieur Vautrin. – Voilà bien des mystères dans une pension bourgeoise ! se dit-il. Il descendit
quelques marches, se mit à écouter, et le son de l’or frappa son oreille. Bientôt la lumière fut éteinte, les deux respirations se firent entendre derechef sans que la porte eût crié. Puis, à mesure que les deux hommes descendirent, le bruit alla s’affaiblissant.
– Qui va là ? cria madame Vauquer en ouvrant la fenêtre de sa chambre.
– C’est moi qui rentre, maman Vauquer, dit Vautrin de sa grosse voix.– C’est singulier ! Christophe avait mis les
verrous, se dit Eugène en rentrant dans sa chambre. Il faut veiller pour bien savoir ce qui se passe autour de soi, dans Paris. Détourné par ces petits événements de sa méditation
ambitieusement amoureuse, il se mit au travail.
Distrait par les soupçons qui lui venaient sur le compte du père Goriot, plus distrait encore par la figure de madame de Restaud, qui de moments en moments se posait devant lui comme la messagère d’une brillante destinée, il finit par se coucher et par dormir à poings fermés. Sur dix nuits promises au travail par les jeunes gens, ils en donnent sept au sommeil. Il faut avoir plus de vingt ans pour veiller.
Le lendemain matin régnait à Paris un de ces épais brouillards qui l’enveloppent et l’embrument si bien que les gens les plus exacts sont trompés sur le temps. Les rendez-vous
d’affaires se manquent. Chacun se croit à huit heures quand midi sonne. Il était neuf heures et demie, madame Vauquer n’avait pas encore bougé de son lit. Christophe et la grosse Sylvie, attardés aussi, prenaient tranquillement leur café,préparé avec les couches supérieures du lait destiné aux pensionnaires, et que Sylvie faisait longtemps bouillir, afin que madame Vauquer ne s’aperçût pas de cette dîme illégalement levée.
– Sylvie, dit Christophe en mouillant sa
première rôtie, monsieur Vautrin, qu’est un bon homme tout de même, a encore vu deux personnes cette nuit. Si madame s’en inquiétait, ne faudrait rien lui dire.
– Vous a-t-il donné quelque chose ?
– Il m’a donné cent sous pour son mois, une manière de me dire : Tais-toi.
– Sauf lui et madame Couture, qui ne sont pas regardants, les autres voudraient nous retirer de la main gauche ce qu’ils nous donnent de la main droite au jour de l’an, dit Sylvie.
– Encore qu’est-ce qu’ils donnent ! fit
Christophe, une méchante pièce, et de cent sous. Voilà depuis deux ans le père Goriot qui fait ses souliers lui-même. Ce grigou de Poiret se passe de cirage, et le boirait plutôt que de le mettre à ses savates. Quant au gringalet d’étudiant, il medonne quarante sous. Quarante sous ne paient pas mes brosses, et il vend ses vieux habits, par-dessus le marché. Qué baraque !
– Bah ! fit Sylvie en buvant de petites gorgéesde café, nos places sont encore les meilleures du quartier : on y vit bien. Mais, à propos du gros papa Vautrin, Christophe, vous a-t-on dit quelque chose ?
– Oui. J’ai rencontré il y a quelques jours un monsieur dans la rue, qui m’a dit : – N’est-ce pas chez vous que demeure un gros monsieur qui a des favoris qu’il teint ? Moi j’ai dit : – Non, monsieur, il ne les teint pas. Un homme gai comme lui, il n’en a pas le temps. J’ai donc dit ça à monsieur Vautrin, qui m’a répondu : – Tu as bien fait, mon garçon ! Réponds toujours comme ça. Rien n’est plus désagréable que de laisser connaître nos infirmités. Ça peut faire manquer des mariages.
– Eh ! bien, à moi, au marché, on a voulu m’englauder aussi pour me faire dire si je lui voyais passer sa chemise. C’te farce ! Tiens, dit-elle en s’interrompant, voilà dix heures quartmoins qui sonnent au Val-de-Grâce, et personne ne bouge.
– Ah bah ! ils sont tous sortis. Madame
Couture et sa jeune personne sont allées manger le bon Dieu à Saint-Étienne dès huit heures. Le père Goriot est sorti avec un paquet. L’étudiant ne reviendra qu’après son cours, à dix heures. Je les ai vus partir en faisant mes escaliers ; que le père Goriot m’a donné un coup avec ce qu’il portait, qu’était dur comme du fer. Qué qui fait donc, ce bonhomme-là ? Les autres le font aller comme une toupie, mais c’est un brave homme tout de même, et qui vaut mieux qu’eux tous. Il ne donne pas grand-chose ; mais les dames chez lesquelles il m’envoie quelquefois allongent de fameux pourboires, et sont joliment ficelées.
– Celles qu’il appelle ses filles, hein ? Elles sont une douzaine.
– Je ne suis jamais allé que chez deux, les mêmes qui sont venues ici.
– Voilà madame qui se remue ; elle va faire son sabbat : faut que j’y aille. Vous veillerez au lait, Christophe, rapport au chat.Sylvie monta chez sa maîtresse.
– Comment, Sylvie, voilà dix heures quart moins, vous m’avez laissée dormir comme une marmotte ! Jamais pareille chose n’est arrivée.
– C’est le brouillard, qu’est à couper au
couteau.
– Mais le déjeuner ?
– Bah ! vos pensionnaires avaient bien lediable au corps ; ils ont tous décanillé dès le patron-jacquette.
– Parle donc bien, Sylvie, reprit madame Vauquer : on dit le patron-minette.
– Ah ! madame, je dirai comme vous voudrez. Tant y a que vous pouvez déjeuner à dix heures.
La Michonnette et le Poireau n’ont pas bougé. Il n’y a qu’eux qui soient dans la maison, et ils dorment comme des souches qui sont.
– Mais, Sylvie, tu les mets tous les deux
ensemble, comme si...
– Comme si, quoi ? reprit Sylvie en laissant échapper un gros rire bête. Les deux font la paire.– C’est singulier, Sylvie : comment monsieur Vautrin est-il donc rentré cette nuit après que Christophe a eu mis les verrous ?
– Bien au contraire, madame. Il a entendu monsieur Vautrin, et est descendu pour lui ouvrir la porte. Et voilà ce que vous avez cru...
– Donne-moi ma camisole, et va vite voir au déjeuner. Arrange le reste du mouton avec des pommes de terre, et donne des poires cuites, de celles qui coûtent deux liards la pièce.
Quelques instants après, madame Vauquer descendit au moment où son chat venait de renverser d’un coup de patte l’assiette qui couvrait un bol de lait, et le lapait en toute hâte.
– Mistigris ! s’écria-t-elle. Le chat se sauva, puis revint se frotter à ses jambes. Oui, oui, fais ton capon, vieux lâche ! lui dit-elle. Sylvie ! Sylvie !
– Eh ! bien, quoi, madame ?
– Voyez donc ce qu’a bu le chat.
– C’est la faute de cet animal de Christophe, à qui j’avais dit de mettre le couvert. Où est-ilpassé ? Ne vous inquiétez pas, madame ; ce sera le café du père Goriot. Je mettrai de l’eau dedans, il ne s’en apercevra pas. Il ne fait attention à rien, pas même à ce qu’il mange.
– Où donc est-il allé, ce chinois-là ? dit
madame Vauquer en plaçant les assiettes.
– Est-ce qu’on sait ? Il fait des trafics des cinq cents diables.
– J’ai trop dormi, dit madame Vauquer.
– Mais aussi madame est-elle fraîche comme une rose...
En ce moment la sonnette se fit entendre, et Vautrin entra dans le salon en chantant de sa grosse voix : J’ai longtemps parcouru le monde,
Et l’on m’a vu de toute part...
– Oh ! oh ! bonjour, maman Vauquer, dit-il en apercevant l’hôtesse, qu’il prit galamment dans ses bras.– Allons, finissez donc.
– Dites impertinent ! reprit-il. Allons, dites-le.Voulez-vous bien le dire ? Tenez, je vais mettre le couvert avec vous. Ah ! je suis gentil, n’est-ce pas ?
Courtiser la brune et la blonde, Aimer, soupirer...
– Je viens de voir quelque chose de singulier. ... au hasard.
– Quoi ? dit la veuve.
– Le père Goriot était à huit heures et demie rue Dauphine, chez l’orfèvre qui achète de vieux couverts et des galons. Il lui a vendu pour une bonne somme un ustensile de ménage en vermeil, assez joliment tortillé pour un homme qui n’est pas de la manique.– Bah ! vraiment ?
– Oui. Je revenais ici après avoir conduit un de mes amis qui s’expatrie par les Messageries royales ; j’ai attendu le père Goriot pour voir : histoire de rire. Il a remonté dans ce quartier-ci, rue des Grès, où il est entré dans la maison d’un usurier connu, nommé Gobseck, un fier drôle, capable de faire des dominos avec les os de son père ; un juif, un arabe, un grec, un bohémien, un homme qu’on serait bien embarrassé de dévaliser, il met ses écus à la Banque.
– Qu’est-ce que fait donc ce père Goriot ?
– Il ne fait rien, dit Vautrin, il défait. C’est un imbécile assez bête pour se ruiner à aimer les filles qui...
– Le voilà ! dit Sylvie.
– Christophe, cria le père Goriot, monte avec moi. Christophe suivit le père Goriot, et redescendit bientôt.
– Où vas-tu ? dit madame Vauquer à son domestique.– Faire une commission pour monsieur Goriot.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? dit Vautrin en arrachant des mains de Christophe une lettre sur laquelle il lut : À madame la comtesse Anastasie de Restaud. Et tu vas ? reprit-il en rendant la lettre à Christophe.
– Rue du Helder. J’ai ordre de ne remettre ceci qu’à madame la comtesse.
– Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? dit Vautrin en mettant la lettre au jour ; un billet de banque ?
non. Il entrouvrit l’enveloppe. – Un billet acquitté, s’écria-t-il. Fourche ! il est galant, le roquentin., Va, vieux Lascar, dit-il en coiffant de sa large main Christophe, qu’il fit tourner sur lui-même comme un dé, tu auras un bon pourboire.
Le couvert était mis. Sylvie faisait bouillir le lait. Madame Vauquer allumait le poêle, aidée par Vautrin, qui fredonnait toujours :
J’ai longtemps parcouru le monde,
Et l’on m’a vu de toute part...Quand tout fut prêt, madame Couture et
mademoiselle Taillefer rentrèrent.
– D’où venez-vous donc si matin, ma belle
dame ? dit madame Vauquer à madame Couture.
– Nous venons de faire nos dévotions à Saint-Étienne-du-Mont, ne devons-nous pas aller aujourd’hui chez monsieur Taillefer ? Pauvre petite, elle tremble comme la feuille, reprit madame Couture en s’asseyant devant le poêle à la bouche duquel elle présenta ses souliers qui fumèrent.
– Chauffez-vous donc, Victorine, dit madame Vauquer.
– C’est bien, mademoiselle, de prier le bon Dieu d’attendrir le cœur de votre père, dit Vautrin en avançant une chaise à l’orpheline. Mais ça ne suffit pas. Il vous faudrait un ami qui se chargeât de dire son fait à ce marsouin-là, un sauvage qui a, dit-on, trois millions, et qui ne vous donne pas de dot. Une belle fille a besoin de dot dans ce temps-ci.
– Pauvre enfant, dit madame Vauquer. Allez,mon chou, votre monstre de père attire le malheur à plaisir sur lui.
À ces mots, les yeux de Victorine se
mouillèrent de larmes, et la veuve s’arrêta sur un signe que lui fit madame Couture.
– Si nous pouvions seulement le voir, si je pouvais lui parler, lui remettre la dernière lettre de sa femme, reprit la veuve du Commissaire-Ordonnateur. Je n’ai jamais osé la risquer par la poste ; il connaît mon écriture...
– Ô femmes innocentes, malheureuses et persécutées, s’écria Vautrin en interrompant, voilà donc où vous en êtes ! D’ici à quelques jours je me mêlerai de vos affaires, et tout ira
bien.
– Oh ! monsieur, dit Victorine en jetant un regard à la fois humide et brûlant à Vautrin, qui ne s’en émut pas, si vous saviez un moyen d’arriver à mon père, dites-lui bien que son affection et l’honneur de ma mère me sont plus précieux que toutes les richesses du monde. Si vous obteniez quelque adoucissement à sa rigueur, je prierais Dieu pour vous. Soyez sûrd’une reconnaissance...
– J’ai longtemps parcouru le monde, chanta Vautrin d’une voix ironique.
En ce moment, Goriot, mademoiselle
Michonneau, Poiret descendirent, attirés peut-être par l’odeur du roux que faisait Sylvie pour accommoder les restes du mouton. À l’instant où les sept convives s’attablèrent en se souhaitant le bonjour, dix heures sonnèrent, l’on entendit dans la rue le pas de l’étudiant.
– Ah ! bien, monsieur Eugène, dit Sylvie, aujourd’hui vous allez déjeuner avec tout le monde. L’étudiant salua les pensionnaires, et s’assit auprès du père Goriot.
– Il vient de m’arriver une singulière aventure, dit-il en se servant abondamment du mouton et se coupant un morceau de pain que madame Vauquer mesurait toujours de l’œil.
– Une aventure ! dit Poiret.
– Eh ! bien, pourquoi vous en étonneriez-vous,
vieux chapeau ? dit Vautrin à Poiret. Monsieurest bien fait pour en avoir.
Mademoiselle Taillefer coula timidement un regard sur le jeune étudiant.
– Dites-nous votre aventure, demanda
madame Vauquer.
– Hier j’étais au bal chez madame la
vicomtesse de Beauséant, une cousine à moi, qui possède une maison magnifique, des appartements habillés de soie, enfin qui nous a donné une fête superbe, où je me suis amusé comme un roi...
– Telet, dit Vautrin en interrompant net.
– Monsieur, reprit vivement Eugène, que voulez-vous dire ?
– Je dis telet, parce que les roitelets s’amusent beaucoup plus que les rois.
– C’est vrai : j’aimerais mieux être ce petit oiseau sans souci que roi, parce que... fit Poiret l’idémiste.
– Enfin, reprit l’étudiant en lui coupant la parole, je danse avec une des plus belles femmes du bal, une comtesse ravissante, la plus délicieusecréature que j’aie jamais vue. Elle était coiffée avec des fleurs de pêcher, elle avait au côté le plus beau bouquet de fleurs, des fleurs naturelles qui embaumaient, mais, bah ! il faudrait que vous l’eussiez vue, il est impossible de peindre une femme animée par la danse. Eh ! bien, ce matin j’ai rencontré cette divine comtesse, sur les neuf heures, à pied, rue des Grès. Oh ! le cœur m’a battu, je me figurais...
– Qu’elle venait ici, dit Vautrin en jetant un regard profond à l’étudiant. Elle allait sans doute chez le papa Gobseck, un usurier. Si jamais vous fouillez des cœurs de femmes à Paris, vous y trouverez l’usurier avant l’amant. Votre comtesse se nomme Anastasie de Restaud, et demeure rue du Helder. À ce nom, l’étudiant regarda fixement Vautrin. Le père Goriot leva brusquement la tête, il jeta sur les deux interlocuteurs un regard lumineux et plein d’inquiétude qui surprit les pensionnaires.
– Christophe arrivera trop tard, elle y sera donc allée, s’écriadouloureusement Goriot.– J’ai deviné, dit Vautrin en se penchant à l’oreille de madame Vauquer. Goriot mangeait machinalement et sans savoir ce qu’il mangeait. Jamais il n’avait semblé plus stupide et plus absorbé qu’il l’était en ce moment.
– Qui diable, monsieur Vautrin, a pu vous dire son nom ? demanda Eugène.
– Ah ! ah ! voilà, répondit Vautrin. Le père Goriot le savait bien, lui ! pourquoi ne le saurais-je pas ?
– Monsieur Goriot, s’écria l’étudiant.
– Quoi ! dit le pauvre vieillard. Elle était donc bien belle hier ?
– Qui ?
– Madame de Restaud.
– Voyez-vous le vieux grigou, dit madame Vauquer à Vautrin, comme ses yeux s’allument.
– Il l’entretiendrait donc ? dit à voix basse mademoiselle Michonneau à l’étudiant.
– Oh ! oui, elle était furieusement belle, reprit Eugène, que le père Goriot regardait avidement.

Le père GoriotWhere stories live. Discover now