Je suis né dans la guerre. J'ai ingurgité de la poussière je ne sais combien de fois. J'ai suffoqué sous les effluves rebutants de nombres de morts tombés à mes côtés. La fin ne venait pourtant pas me clamer de lâcher prise. Je marchais, enfin, je crois que je marchais droit sur cette ligne qu'on appelle le sentier des perdus.
Aussi loin que ma mémoire me permette de me forger un passé, je sais que j'ai été trahi, et pas qu'une fois. Je le sens en moi. C'est le temps d'une vie que l'on comprend, mais que l'on peut vraiment saisir qu'en l'ayant vécu. Cette petite boule au creux de la poitrine qui nous rend fou. Pourtant, qui s'en trouve elle-même déchirée. Nous ne vivons presque plus en paix, entre deux nuits, se méfiant des autres, creusant des trous dans les cœurs de nos semblables. Semblables ? Pourquoi appeler ces inconnus de la douleur, respirant le bon air, se prélassant en ignorant le quotidien amer des malheureux ? Et pourtant, je sais que je n'aurai jamais le courage d'ôter la vie d'un innocent.
Je te remercie du fond du cœur, merci... à qui le dis-je ? Une seule personne mérite mes remerciements. Celui qui vit éternellement, le Dieu unique. Pourquoi ? Pourquoi cela ? Il m'a clairement abandonné là, une blessure dans la chair et larmes perdues à jamais. Et oui, malgré cela, c'est grâce à lui que je possède encore une âme.
J'ouvre soudain mes yeux. Où suis-je ? Un voile désagréable brouille ma perception. J'ai un vague souvenir de ce qui s'est passé — Ah, oui — la guerre. J'ai combattu ici... contre les machines de Titanius. Combien d'entre nous sont tombés ?
Ma vue se clarifie à présent. Un immense vaisseau tel un bateau gigantesque dévore tout le paysage. Il est explosé par endroit, signe d'une farouche bataille où le fer et le plomb ont volé en éclat. Je baisse mes yeux et examine les corps jonchés dans leur propre sang.
Encore des corps sans vie et pas seulement humain. Je n'en réchapperai donc jamais ? Combien sont-ils ? Incalculable. Je ressens une vive douleur aux côtes droites. Je remarque du sang. Le vent a vite fait de frôler tout mon buste, m'obligeant à lâcher un souffle étouffé par la douleur. S'en suit un réveil déplaisant sur toute l'étendue de ma carcasse : une douleur à la jambe gauche, un corps y repose, la face calcinée par ce qui se présente comme les émanations de flammes ; une autre à la lèvre inférieure.
Je m'aperçois qu'il y a un corps accolé à mon épaule. Je ne le remarque que maintenant en pivotant, le visage indifférent ou plutôt encore en pleine réappropriation de mes sens — Cela ne tarde pas — une vive douleur étreint mon crâne. Je grince des dents, tout en fermant énergiquement mes paupières. Un spasme infernal me force à ouvrir la bouche pour tenter de prononcer un juron.
Qui suis-je ? Je ne le sais plus. Où dois-je aller ? Je n'en sais rien. Les seules choses qui me traversent sont la bataille épique qui s'est déroulée ici-même, ainsi que la sérieuse trahison qui me plaque cet air de dégoût de la vie ou plutôt s'agit-il d'un profond cri de lassitude.
— Tu as l'air d'être encore vivant, Mench Heyam* !
Je bouge ma tête à ma gauche pour dénicher la créature produisant cette voix. Je tombe sur le visage ensanglanté d'un grand homme barbu, me lançant un sourire déchirée par la douleur du bras saignant, dont le concerné tient fermement. Il a réussi à se faire un garrot juste à temps. Je suis presqu'étonné de voir qu'il l'ait fait lui-même.
Ses yeux sont la première des choses qui me saisissent. Il m'a l'air de vouloir tomber sur place.
— Eh bien, mon vieux ! On peut dire que nous pouvons nous vanter d'être les seules rescapés de cette escarmouche, entre deux grandes puissances.
Je ne lui réponds pas. Les forces me manquent. Je suis encore perturbé par tout ce qui se dessine à ma vue.
Un blanc s'installe. J'attends qu'il se décide à supprimer ce déplaisant moment.
— Dis-moi... relance-t-il. Quel est ton nom ?
— Je n'le sais point, murmuré-je, le visage renfrogné.
— C'est un dilemme, cela.
Je m'étonne moi-même de la stupidité de ma réponse, mais je n'y peux rien. Un nouveau silence. À croire que les mots ne veulent pas jaillir.
— Alors, je n'ai qu'à t'en donner un... provisoire... Le temps que tu recouvres la mémoire.
Je ne bouge même pas une lèvre et reste la face sur le corps à ma jambe gauche.
— Hum, Selfor... Oui, Selfor le mercenaire impitoyable.
— Selfor... Le roseau flottant, répété-je, sans le considérer.
Dès aujourd'hui et jusqu'au moment du recouvrement de mon passé, je porterai ce nom.
Et c'est le cas dans les maints affrontements et les missions que je réalise. Je m'étonne de voir un profond changement dans ma vie depuis. Je ne ressens plus cette amertume étouffante. Je chemine deux ou trois fois avec Faunus. C'est un sacré combattant. Il n'a jamais perdu une seule de ses missions. Prisma doit être fier de lui.
— Pour survivre, tu es un as, Faunus, complimenté-je, le voyageur qui se presse d'astiquer fortement ses lames.
— Si tu le dis... Mais, être un espion de la seigneurie de l'ordre n'est pas une mince affaire.
Nous nous trouvons dans une habitation, sentant le refermé. Nous avons dû nous dépêcher, car c'est la saison pluvieuse et les tavernes sont bien éloignées. Faunus m'a instamment fait chercher au fin fond de Carthage.
— Écoute Selfor, débute-t-il, en laissant ses armes soigneusement alignées sur un tissu d'un rouge délavé. La lumière de nos lampes nous permet de jauger nos regards.
« Je suis obligé d'effectuer une nouvelle mission. C'est plus qu'important que tu m'aides ».
— En quoi cela consiste-t-il ?
— Je dois me rendre dans la forêt mystique d'Haemmer.
— La Toile ? m'étonné-je, sans vraiment le démontrer.
« Tu sais parfaitement que ceux qui y entrent, n'en ressortent jamais indemne physiquement ou psychologiquement... »
— Je n'en disconviens pas... acquiesce-t-il en me regardant droit dans les yeux.
— Quel est ton but ?
— Nous devons fournir la circonférence, les différentes espèces ainsi que prendre contact avec les présumés seigneurs de ce royaume inconnu.
— Sans déconner ! Mais je sais que tu ne me dis pas tout.
— En effet, le réel but, je te le dis à toi, car je te fais confiance, est de découvrir un miroir...
— Un miroir ?
— Oui, un miroir... Tu comprendras qu'il ne s'agit pas de n'importe quel miroir... C'est celui de la psyché. La glace légendaire et mystique capable de vous produire un être vous ressemblant trait pour trait et possédant une force équivalente à la vôtre... Un être fait de métal.
Je reste un instant songeur, les sourcils pliés.
— Quel intérêt l'ordre tiendrait tant à sacrifier son meilleur agent pour un miroir conté dans des légendes ?
— Nous le saurons le moment venu... pour l'heure, nous devons nous former une équipe pour pénétrer la Toile.
— Ok...
Il se lève d'un bond et se retourne vers ces outils. Nous en aurons besoin si nous tenons à traverser la Toile en un seul morceau. Les e-motios et les tvaraks sont les seules créatures qui peuvent tuer de par leurs aptitudes corporelles. Nous ne nous battons pas avec nos armes entre nous. Nous utilisons notre âme afin de manipuler, pétrifier et séparer une autre âme.
— À partir de maintenant, je ne suis plus Faunus, reprend mon coéquipier avant de me faire face.
« Je suis Bordos Durentlas et je viens de Tundheris... Je suis un explorateur à la recherche d'une fleur unique... Je te donnerai les détails dans quelques minutes. Toi, tu restes avec ton nom et ta profession. Tu désires faire fortune en te rendant au Nord-ouest de la forêt... Tu as reçu des informations, selon lesquelles, il y aurait un gisement de kerhanium dans les souterrains de la Toile. Il va de soi que ta réputation saura influer sur notre cheminement. »
— Cela m'arrange, lâché-je, en baissant le visage vers ma botte en cuir.
À nouveau ce silence impétueux.
— Au fait, tu chemines avec moi depuis un bon bout de temps, mais je n'ai jamais su quelles sont tes aspirations...
— Mes aspirations... hum...
Je reste quelques secondes la tête inclinée.
— Je cherche à trouver une raison de vivre, lancé-je, avec un intervalle de reprise qui se veut long.
— Je... Je dois te paraître assez dérangé, mais... Je n'ai jamais trouvé un vrai but à pourchasser telle une manne salutaire. Je t'envie d'une certaine façon... tu sais ce que tu veux... et tu entreprends tout ce qu'il se doit d'être réalisé pour l'obtenir.
— Je te félicite pour ta franchise... et... Un jour... tu te tiendras face à la vérité pour recevoir ton dû.
* * *
Alpha — Cette jeune fille ne devrait être ici. Nous poursuit-elle depuis notre arrivée dans la forêt ? Serait-il même possible qu'elle nous ait pris en filature depuis notre débarquement sur le continent. Une espionne ? Un assassin ?
Non — Il est aussi envisageable qu'elle soit simplement venue pour une recherche — impossible— sinon, elle n'aurait pas accepté l'invitation de Faunus. De plus, elle ne désire pas nous révéler ses réelles intentions. Je devrais garder un œil sur ses agissements.
* Mench Heyam : cher survivant (survivant désigne en cette situation, l'infime chance de n'avoir pas perdu son âme ni une partie de son corps)